C’est une histoire de pêche aux moules dans les eaux communales de Bacoor – une cité dortoir de la banlieue sud de Manille –, où des communautés de pêcheurs artisanaux s’adonnent traditionnellement à l’élevage de ce mollusque bivalve et savoureux. Tout se passe à bord et autour d’un bateau – une bangkas, pirogue à balancier – où quatre personnages ont pris place : Gilberth (pêcheur-plongeur), ses deux assistants et son fils – sans compter le passager clandestin, un photographe qui essaie de ne pas se faire remarquer, oublions-le.
C’est le matin. Temps couvert sur la baie de Manille, il pleuvra un peu plus tard. Gilberth et son équipage s’extraient à la pagaie de l’enchevêtrement de bangkas amarrées le long du rivage. Puis mettent au moteur. Pas de filets, aujourd’hui. Ni de lignes, ni de nasses. Ils vont récolter les moules vertes – perna viridis en latin, tahong en tagalog – qui croissent en grappes, solidement accrochées aux pieux de bambous plantées à leur intention par des éleveurs prévenants. Le bateau passe sous la Cavite Expressway qui barre l’horizon à quelques encablures de la côte.
A l’aller comme au retour de la pêche ou de la récolte des moules, passage obligé sous la Cavitex (Cavite Expressway).
Le plongeur respire l’air envoyé par un compresseur à travers un tuyau souple dont il tient une extrémité dans sa bouche (photo de droite).
Juste avant de se mettre à l’eau.
Ouverte à la circulation en 2011, la voie rapide Cavitex connecte le port international de Manille aux zones franches de la province de Cavite (voir documentaire : Voyage autour des zones économiques spéciales). Effets collatéraux de sa construction : la démolition de plusieurs quartiers d’habitat informel, notamment à Bacoor. Et la décision de Myrna Candinato, pas résignée à se rendre sans combat, de rejoindre l’Alliance progressiste des pêcheurs artisanaux des Philippines, Pamalakaya.
Avant de venir habiter le barangay Maliksi, à Bacoor, Myrna vivait dans une communauté de pêcheurs installée sur l’emplacement désormais occupé par le Mall of Asia (voir : Sale temps pour la baie de Manille 2). « Et voilà que ça recommence ! », peste Myrna. Trois-cent-cinquante hectares de terrain bordant la baie sont « réclamés » à Bacoor par des promoteurs immobiliers. « Bienvenue dans le programme Build, build, build, de ce foutu président Duterte – Myrna n’a pas sa langue sa poche – : encore plus d’hôtels de luxe, de casinos, de parcs de loisir… Et nous ? » Une indemnisation de 10.000 pesos (environ 160 euros) est généreusement offerte à ceux qui partiront de leur plein gré.
Aujourd’hui porte-parole de Pamalakaya à Bacoor, Myrna Candinato est propriétaire de deux bateaux, répertoriés dans la catégorie « pêche municipale », et d’un élevage de moules vertes. Gilberth est son beau-fils.
Élevages de moules dans les eaux municipales de Bacoor.
Les moules sont rincées à plusieurs reprises pour les débarrasser des dépôts de vase et de sable.
Le fils de Gilberth suit son père à la trace, grâce aux bulles qui éclatent à la surface.
Le bateau est maintenant à l’ancre, un peu plus loin dans la baie. La mer est hérissée de bambous fichés dans le fond vaseux sur lesquels s’agglutinent les colonies de lamellibranches aux reflets turquoise – il existe d’autres méthodes de culture des moules (sur radeau, panier, réseau de cordes…) mais la technique du pieu est la plus commune.
Gilbert s’équipe. Il enfile sa « combinaison de plongée » (un collant, un polo ajusté à manches longues et un T-shirt, des chaussettes de laine), chausse des palmes de fabrication artisanale, complète son harnachement par une paire de gants épais qui le protègent des coupures occasionnées par les coquilles. Ses assistants mettent en marche le compresseur – le vacarme nuit quelque peu à l’ambiance bucolique du lieu. Ils vérifient son bon fonctionnement en gonflant une bouée d’enfant. Gilbert ajuste son masque, suspend un filet à son cou, se met à l’eau, glisse entre ses lèvres l’extrémité du long tuyau souple relié au compresseur. Et plonge.
L’homme-grenouille a disparu. Les minutes s’égrènent. Des bulles, parfois, éclatent à la surface. Mais l’eau est trouble, la visibilité ne dépasse pas un mètre. « Ah ! pense le photographe embarqué incognito, si j’étais équipé pour aller voir ce qui se passe sous la surface… ». Et il regrette l’absence de son fils, moniteur de plongée de son état.
Gilbert émerge vingt bonnes minutes plus tard. Juste le temps d’accrocher au bordage un plein filet de moules. Et replonge. A bord, les deux assistants nettoient, rincent les moules. Cassent la croûte. Nettoient, rincent les moules. Piquent un roupillon. Nettoient, rincent les moules. Le vent a un peu fraîchi. Des nuages s’amoncellent, crèvent en une brève ondée. Deux ou trois filets de moules pendent à présents de chaque côté du bateau. En début d’après-midi, Gilbert remonte à bord. Il a passé près de trois heures sous l’eau. Tout l’équipage, plongeur et fiston inclus, met une dernière main au nettoyage des moules qui s’amoncellent au fond de la bangka. C’est terminé. Moteur. Gilberth prend la barre. Le bateau passe sous la Cavite Expressway. Dans la cour de Myrna, les moules sont encore une fois rincées à grande eau. La récolte représente quelque cinquante gallons de moules [1]. La patronne le note sur son carnet.
Retour au barangay Maliksi.
Il y a quelques jours, en allant à la pêche sur la toile, j’ai remonté une étude, publiée en 2016 et en anglais par un groupe de chercheurs du département des sciences de Las Piñas National High School, concernant l’impact des polluants présents dans l’eau de la baie de Manille sur le développement des moules vertes (Pollutant exposure in Manila Bay: Effects on the allometry and histological structures of Perna viridis).
Les échantillons analysés avaient été prélevés dans des élevages de Bacoor et Las Piñas.
L’étude met en évidence une perte de taille et de poids chez les mollusques, une baisse de la fertilité, la présence de lésions dans les tissus et un développement anormal des glandes digestives.
Un taux insuffisant d’oxygène dissout dans l’eau et une forte concentration en métaux lourds sont pointés comme les principaux facteurs affectant le développement des moules.
Les chercheurs signalent que les moules vertes possèdent une grande tolérances aux variations de composition du milieu et s’adaptent bien aux modifications environnementales. Ce qui rend leur déclin d’autant plus inquiétant.
[1] Le gallon, environ 4,5 litres, est l’unité de mesure utilisée dans les transactions entre pêcheurs et middlemen. Ces derniers achètent à crédit et paient avec vingt-quatre heures de décalage : le temps de vendre les moules au marché aux poissons de Parañaque ou ailleurs. La marge bénéficiaires des intermédiaires est confortable : « ils nous paient 70 pesos (1,10 euros) le galon et les moules sont vendues 160 pesos (3 euros) le kilo sur le marché ».