Mexique 2003

Mexique / Guatemala

Chronique de la frontière sud

Hier, au petit matin, Dixie a quitté le Honduras en bus. Il a franchit de nuit et à gué le Rio Suchiate, frontière naturelle entre le Guatemala et le Mexique. Assis à l’ombre d’un wagon stationné en gare de Ciudad Hidalgo, il guette à présent le départ du prochain convoi.

De Ciudad Hidalgo, dans l’état du Chiapas, partent les trains de marchandise qu’empruntent chaque jour des centaines de migrants centraméricains qui tentent de gagner clandestinement les Etats-Unis. « Vamos pal’ norte (nous allons au Nord), explique Dixie, parce que chez nous, ce n’est plus vivable. Au Honduras, j’étais soudeur, je passais mes journées à attendre dans la rue, avec des dizaines d’autres artisans, que quelqu’un veuille bien m’embaucher pour quelques heures ou quelques jours. Impossible avec ça de faire vivre décemment sa famille… J’ai un frère qui habite à Houston (Texas), si j’arrive jusque là-bas, il me trouvera du boulot. » Les locomotives mugissent. Seuls ou par petits groupes des hommes, des femmes, des enfants, répondant au signal, sortent des fourrés, des abris de fortune ou des hôtels miteux où ils ont passé la nuit, se rassemblent autour du train, commencent à escalader les wagons. Des honduriens en majorité, mais aussi beaucoup de guatémaltèques, des salvadoriens, quelques nicaraguayens et sud américains. Ce jour-là, un ghanéen et deux pakistanais sont même du voyage. Le train est un moyen de transport périlleux et aléatoire, ceux qui l’empruntent sont les plus pauvres, ceux qui n’ont pas les moyens de s’adresser à des réseaux de passeurs plus sophistiques. Parmi les migrants, la tension est palpable. Certains ramassent des pierres et des bâtons pour se défendre des bandes criminelles qui s’attaquent aux clandestins. Les conversations tournent autour des risques du périple qui débute. Perplexes, trois salvadoriens se penchent sur des traces de sang encore visibles sur le ballast : hier, en voulant échapper à la police, un clandestin a été happé par les roues du train. « Autant mourir ici, en essayant de s’en sortir, plutôt que de crever de faim et de honte chez nous », commente l’un d’eux. D’autres migrants s’approchent : « Quel gaspillage ! S’indigne Alex, 22 ans, hondurien, titulaire d’un diplôme universitaire en économie, nous sommes jeunes et ce n’est pas le travail qui nous fait peur. Qu’on nous en donne l’opportunité et nous serions capables de reconstruire un pays où chacun mangerait à sa faim. Au lieu de ça, on ne nous laisse guère d’autre choix que l’exil… » Mais un cri l’interrompt soudain – « Une patrouille ! » – et les migrants se dispersent comme une volée de moineaux. Sans demander leur reste, Alex et Dixie disparaissent dans une bananeraie.

Depuis le milieu des années 90, le Mexique a durcit sa politique à l’égard des migrants centraméricains et, à peine entré en fonction, le gouvernement du président Vicente Fox s’est déclaré : « prêt à accroître les moyens visant à arrêter les étrangers qui traversent le pays à destination des Etats-Unis… En échange de facilités accrues pour les Mexicains travaillant aux Etats-Unis. » Mis en œuvre à partir de juillet 2001, le “Plan Sud”, officiellement présenté comme « un effort sans précédent pour couper le flux d’immigrants, de drogue et d’armes qui traverse le pays en provenance d’Amérique centrale », renforce la militarisation de toute la région comprise entre l’isthme de Tehuantepec et la frontière sud du Mexique. « La signature de l’ALENA (Accord de libre échange des Amériques du Nord), en 1994, a fait du Mexique une frontière interne du nouveau territoire nord américain sous hégémonie étatsunienne, analyse le sociologue Juan Manuel Sandoval pour qui le Plan Sud : reproduit le modèle de contrôle de la frontière nord par les E-U (…) Et alors que se profile, à l’horizon 2005, la création d’une vaste Zone de libre échange des Amériques (ZLEA), la régionalisation de la politique migratoire des E-U apparaît comme le fondement d’un projet d’intégration économique continentale dans lequel les capitaux pourront se déplacer librement mais pas la force de travail. » Un an après l’entrée en vigueur du Plan Sud, plus de 200 000 centraméricains arrêtés en situation irrégulière au Mexique ont étés déportés, mais chaque année, 400 000 émigrants, principalement mexicains et centraméricains, continuent de franchir clandestinement la frontière des E-U. « Si l’efficacité des mesures antimigratoires reste à prouver en revanche, souligne Fabienne Venet de l’association Sin Frontera, l’implication de l’armée et de la police dans des tâches qui relèvent de l’immigration, contribue à criminaliser celle-ci et génère dans notre société des sentiments xénophobes, tandis que la multiplication des unités lancées dans la chasse aux migrants favorise corruption et impunité.»

Fuyant les soldats en gare de Ciudad Hidalgo, Dixie a finalement renoncé à prendre le train et couvert à pied les 25 kilomètres qui le séparaient de Tapachula. En chemin, il a été attaqué et dévalisé : « Ils étaient trois, armés, ils nous ont tout pris, jusqu’à mon paquet de gâteaux secs ! » Déjà refoulé à trois reprises du Mexique, Dixie prend la chose avec philosophie : « La dernière fois, raconte-t-il, los azules (“les bleus”, la police municipale) m’ont pincé ; ils ont volé l’argent que j’avais sur moi et m’ont laissé partir. Des soldats m’ont interpellé quelques jours plus tard, comme je n’avais plus rien à leur donner, ils m’ont livré à la migra (l’Institut national de l’immigration). » Racket, viols, meurtres, migrants mutilés par les roues des trains, asphyxiés dans les remorques de camions ou abandonnés en pleine forêt par des passeurs sans scrupules… En 2002, le consulat du Guatemala à Tapachula a enregistré 76 décès de clandestins guatémaltèques. Mais les chiffres sont rares et lacunaires. « La majorité des victimes demeurent anonymes, estime le P. Flor Maria Rigoni, directeur de la Maison de l’émigrant de Tapachula. Et quand ils évoquent l’état du Chiapas, ajoute-t-il, les migrants parlent de “la bête” – qui dévore ceux qui s’aventurent sur son territoire – ou du “cimetière sans croix”. »

Pour tenter de palier aux accusations mettant en cause policiers et militaires dans de multiples cas de violation des droits humains des clandestins, le gouvernement mexicain a mis en place, depuis 1996, les Groupes Beta Sud, une unité d’élite sensée offrir protection et assistance aux migrants. Hélas, corruption, menaces et assassinat d’un chef réputé incorruptible ont eu raison des bonnes intentions initiales. « De gros intérêts sont en jeu, commente, sous couvert d’anonymat, un fonctionnaire local, l’émigration est un négoce florissant, mais il y a aussi la prostitution, la contrebande, les trafics d’armes et de drogue… Regardez en ville : il y a beaucoup d’argent qui circule. »

Alors que l’état du Chiapas est l’un des plus pauvre du Mexique, Tapachula affiche en effet une prospérité insolente bâtie, pour l’essentiel, sur le dos des migrants. Dans aucun des innombrables hôtels de la ville, le patron ne réclame de pièce d’identité aux clients mais, immanquablement, il propose des voyages directs pour Tijuana. Les compagnies de transport privées, qui mangent sans vergogne à tous les râteliers, profitent aussi de la manne que constituent les programmes de déportations de clandestins financés par le gouvernement mexicain. Des migrants guatémaltèques constituent l’essentiel de la main d’œuvre sous-payée (ouvriers agricoles, employées de maison, marins pêcheurs), et particuliers ou petits patrons ont pris l’habitude de venir embaucher, en toute informalité, des clandestins (maçons, soudeurs, peintres, mécaniciens) qui font étape à la Maison de l’émigrant. Informalité, illégalité : les limites sont floues. Entre les deux rives du Rio Suchiate, la contrebande de détail bat son plein au vu et au su des douaniers. Gare de Ciudad Hidalgo, téléphone cellulaire à la ceinture, un “coyote” veille sur un groupe de migrants, qu’il héberge et accompagne dans le train pour quelques centaines de pesos. Plus cher, il peut leur obtenir une place dans la locomotive en graissant la patte aux mécaniciens. Ce passeur, qui bénéficie de la protection d’un employé municipal, admet se livrer à un autre négoce, plus lucratif : Il recrute des centraméricaines pour des hommes d’affaires ou des politiciens mexicains. Une nuit, une semaine ou quelques mois : une fois leur “service” achevé, les filles peuvent espérer gagner leur billet pour les E-U. D’autres réseaux, très organisés, prennent en charge les candidats à l’émigration depuis leur pays d’origine jusqu’aux E-U… Bref, en faisant monter les enchères, le Plan Sud profite certainement aux organisations criminelles internationales qui s’adonnent à la traite d’êtres humains mais ne décourage pas les migrants : « En 2002, la fréquentation de la Maison de l’émigrant a augmenté de 25% par rapport à l’année précédente », constate le P. Flor Maria Rigoni 

Après ses mésaventures, Dixie a lui aussi trouvé refuge chez le P. Flor Maria. Une douche suivie d’un repas chaud et le voilà d’attaque : cette nuit, il tentera à nouveau de prendre le train. En attendant, sur une carte épinglée dans le patio de la Maison de l’émigrant, il suit du doigt le trajet qui lui reste à accomplir. Juste à côté de la carte une affichette, éditée par une organisation altermondialiste mexicaine, exige : « Globalisons l’émigration ! »

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