Cambodge 2015

Cambodge

Cabotage (17) Phnom Penh (suite)

Encore une histoire de lac et de méga-projet immobilier, assaisonnée de liserons d’eau, de sable, de palourdes et même d’un cobra.

Le lac Tampoun est un big beung. Beung ? Un beung – parfois orthographié « boeung » ou « boeng » ou « beng » mais se prononce « beung » – est un lac, situé en bordure du Mékong (ou de l’un de ses affluents, défluents, bras… rien n’est simple dans le système hydrographique de ce fleuve) auquel il est relié par un chenal (prek) qui l’alimente. L’urbanisation galopante de Phnom Penh a souvent coupé ce lien avec le réseau fluvial, mais les lacs subsistent à la périphérie de la capitale – Beung Kak (jusqu’à son comblement, en 2008), Beung Trabek, Beung Salang, Beung Tampoun… Ils font office de réceptacle pour les eaux usées de l’agglomération, absorbent les fortes pluies de mousson et limitent les inondations. L’eau de ces lacs est généralement très polluée et nauséabonde.
Situé au sud de Phnom Penh, le lac Tampoun s’étend sur quelque 2500 hectares (plus de dix fois la superficie de feu le lac Beung Kak) dont une large portion est occupée par des cultures de liserons d’eau (plante aquatique dont la cuisine cambodgienne fait abondamment usage). A la périphérie du lac ont poussé des quartiers d’habitat informel majoritairement occupés par des familles survivant de petits boulots (moto-taxi, vendeurs ambulants), des ressources qu’elles tirent du lac (poissons, coquillages, liseron d’eau, mimosa aquatique, lotus) et d’emplois dans les nombreuses entreprises de confections implantées aux alentours.

Image 1. Campé sur ses deux jambes à l’avant d’une barque de bois noirci qui disparaît presque sous un amoncellement de liserons d’eau fraîchement cueillis, l’homme, plus tout jeune, corps sec et nerveux, la moitié de son visage dissimulée dans l’ombre noire de son chapeau, pèse sur sa perche de bambou, manœuvrant lentement entre les pilotis des maisons, les arbres immergés jusqu’à mi-tronc, les bancs de sable et les pieux enfoncés dans la vase et tendus de filets qui délimitent les jardins lacustres du lac Tampoun.

Image 2. Sur un chemin de terre surélevé qui avance loin à l’intérieur du lac, bordé par deux rangs de maisons sur pilotis auxquelles on accède par des passerelles de planches plus ou moins branlantes, un colporteur pousse sa charrette. Il vend de minuscules palourdes ou bigorneaux d’eau douce, je ne sais plus, assaisonnées de piment et de sel. Ça sent la vase. Un peu avant midi, il ira se poster à la sortie d’une usine de confection.

Envahissant, le sable gagne du terrain sur l’eau qui ne cesse de reculer. Et ce n’est qu’un début. A l’horizon 2020 se profile ING City, une ville satellite qui occupera la quasi totalité de l’espace, aujourd’hui inondé, du lac Tampoun. Immeubles d’habitation, locaux commerciaux et industriels… Maître d’œuvre du projet, la compagnie ING Holdings Co Ltd, filiale du groupe AZ, annonce un investissement initial de 696,5 millions de dollars pour la construction d’un vaste complexe résidentiel, commercial et industriel destiné à devenir un nouveau « business hub » au sud de la capitale et offrir un large panel d’opportunités aux investisseurs nationaux ou étrangers. Les promoteurs d’ING City et la municipalité arguent de la forte croissance de la population urbaine (estimée à 2 millions aujourd’hui, la population de Phnom Penh pourrait atteindre les 3 millions à la fin de la décennie), promettent que le projet sera respectueux de l’environnement, que 500 hectares d’espaces aquatiques seront aménagés, que les populations résidant actuellement sur le site se verront proposer des solutions de relogement proches de leur lieu de vie actuel et qu’il n’y aura pas d’expulsions… Quoi qu’il en soit, les premiers travaux n’ont pas suscité de grand mouvement d’opposition, mais les prix du foncier autour du lac Tampoun explosent (Phnom Penh’s land value surged on road announcement / Phnom Penh Post du 02/06/2015) et la spéculation va bon train.

Khun Sear est un oknha, pas de la petite bière : au royaume du Cambodge, ils sont environ 200 à pouvoir se targuer de ce titre honorifique qu’on n’obtient pas sans des relations haut placées (sa sœur a épousé le fils de Hun Sen, le premier ministre, et son père dirige le service de protection de Chea Sim, numéro 2 du PPC, le parti au pouvoir), un portefeuille (très) bien garni et, selon le Phnom Penh Post, une cotisation d’au moins 100.000 dollars aux bonnes œuvres du PPC.
Khun Sear est aussi un homme d’affaire sino-khmer, un tycoon : il achète bon marché (des terrains, des immeubles, etc.) et revend le plus cher possible.
Khun Sear est, encore, un homme d’action (que les scrupules n’embarrassent guère) bien connu des organisations défense des droits humains et groupes anti-expulsions : il y a deux ou trois ans, un habitant du quartier de Tuol Kork refusant de lui céder sa maison, attenante à un terrain dont il était propriétaire, l’oknha avait d’abord menacé la famille, puis fait tabasser et emprisonner le père durant plusieurs mois sous un prétexte quelconque et, la fille de l’irréductible s’obstinant à poursuivre le combat de son paternel, on avait déposé dans son salon un sac contenant un cobra vivant (je ne sais pas comment s’est terminé l’histoire).
Khun Sear est, enfin, un investisseur bien informé : sitôt mis au courant du projet de ville satellite, il a acquis des terrains sur le trajet du futur boulevard Hun Sen, en bordure du quartier Chak Angre Leu et, pour éviter qu’on empiète sur son domaine, fait ériger un double mur de brique. Du coup, l’élargissement d’une route connectée au boulevard, que réclamaient les habitants du quartier, est devenu impossible. Mais les affaires sont les affaires, non ? et tant pis pour les pauvres !

Première étape du projet de ville satellite, la construction du boulevard Hun Sen, voie bitumée de 60 mètres de large et 9,4 kilomètres de long qui traverse le lac Tampoun selon un axe Nord-Sud, est presque terminée. Mais les travaux ont été provisoirement suspendus, suite au récent décret prohibant l’extraction de sable dans le Mékong.

Le sable ! En 2009, le Cambodge interdit l’exportation de sable vers Singapour (voir Cabotage n°9) mais l’hémorragie ne se tarit pas pour autant et le sable (extrait, notamment, dans l’estuaire de la Tatai River, province de Koh Kong) devient l’objet d’une lucrative contrebande.
A partir de 2013, une série de mesures et décrets gouvernementaux viennent encadrer, limiter, restreindre, prohiber l’extraction du sable dans le lit et sur les berges du Mékong – quelques entreprises contrevenantes sont sanctionnées mais elles ne représentent sans doute que la partie émergée de l’iceberg.
Le 25 mars 2015, le premier ministre, annonce un moratoire sur l’extraction de sable dans le Mékong et le Tonlé Sap. Le renouvellement des licences d’exploitation est suspendu et conditionné aux résultats d’une étude d’impact environnemental. La pénurie qui en résulte fait grimper le prix du sable et mécontente les entreprises de construction (qui en consomment entre 15 et 20.000 m3/jour).
En avril, le Port autonome de Phnom Penh est (seul) autorisé à poursuivre le dragage et l’extraction de sable et le ministère de l’énergie et des mines lance un appel d’offre pour l’attribution de quatre concessions d’exploitation du sable, sur le cours du Mékong, dans les provinces de Kampong Cham et Kandal. Une quarantaine de sociétés se disent intéressées, 19 formalisent une offre.
En mai, des autorisations d’exploitation sont accordées à trois sociétés – Jin Ling Construction, Khmer Anussa Corporation Co. Ltd. et Tan Kim Eng Co. Ltd (en plus du Port autonome de Phnom Penh) –, le prix du matériau est plafonné à 3,30 dollars/m3 (il avait dépassé les 5 dollars) et un système de géolocalisation des barges est mis en place pour vérifier qu’aucune extraction n’a lieu hors des périmètres autorisées.
Après… y’aura toujours de mauvais coucheurs pour ricaner qu’au Cambodge, meilleure est la loi, moins elle est appliquée.

… à suivre

les photos de cette page sont disponibles sur demande en version couleur