Cambodge 2015

Cambodge

Cabotage (18) Kampong Chhnang

Situé au débouché sud du lac Tonlé Sap, sur la rive droite de la rivière du même nom, Kampong Chhnang est l’un des principaux ports de pêche du grand lac…

Kampong Chhnang. Une route relie le centre ville au quartier qui borde le Tonlé Sap. Approximativement bitumée, bordée de deux rangs de maisons sur pilotis, un marché s’y tient, depuis tôt le matin jusqu’en début d’après-midi. Au-delà, des rizières à demi inondées, un chenal connectant le lac Alum au Tonlé Sap, on y vient laver sa moto, pêcher à la ligne ou à l’épervier. Au bout de la route, un quai, bétonné sur quelques deux-cents mètres, descend en pente raide jusqu’à l’eau. Des embarcations sont amarrées sur toute sa longueur. Deux pontons flottants font office d’embarcadères pour les passagers et le fret. Un petit marché se trouve au niveau du deuxième ponton. Il est flaqué d’entrepôts de bois et de bambous. Puis la route, devenue piste de terre ocre, s’abaisse jusqu’à la grève qui fait office de port de pêche – deux autres pontons flottants sont fixés l’un à l’autre et à quelques mètres de la berge, à laquelle ils sont reliés par des passerelles de planches. C’est là, le long de la route, sur le quai, la grève, la rivière, que se concentre l’activité économique et sociale de la ville.

Tonlé Sap : un même nom désigne le lac et son émissaire – qui rejoint le Mékong au niveau de Phnom Penh. Déversoir du trop plein des eaux du fleuve, quand celui-ci est gonflé par la fonte des neiges himalayennes et les pluies de la mousson, le lac devient réservoir en saison sèche et la rivière, qui se déversait du Mékong vers le lac, change de sens pour se mettre à couler en direction du fleuve. L’écosystème du Tonlé Sap est l’un des plus productifs de la planète. A l’époque des hauts eaux, le lac s’étend sur quelque 16.000 km2, inondant champs et forêts avoisinants – qui deviennent alors des frayères idéales pour nombreuses espèces de poissons. Il ne couvre plus que 2.700 km2 à l’époque des basses eaux et celles-ci, en se retirant, laissent à découvert des terres fertilisées par les alluvions.
Avec plus de 200 espèces de poissons répertoriées, le Tonlé Sap est une des zones de pêche en eau douce les plus productives du monde et fournit 60 % de l’apport en protéines animales consommées par la population cambodgienne.

Un peu plus de 8 heures. Le soleil est déjà haut. Lumière crue, ombres très noires. A l’extrémité sud du quai, un escalier descend en suivant la pente de la digue jusqu’au premier ponton. Il est doublé d’une mire graduée : le niveau de l’eau, cette année, est exceptionnellement bas. Plusieurs bateaux se serrent, comme pour téter, autour de l’embarcadère : bateaux-taxi dont les moteurs font un vacarme épouvantable, lentes barcasses de bois assurant des lignes régulières vers les communautés voisines, pirogues propulsées à la godille et un navire à deux ponts, plus imposant que les autres, loué pour un mariage – pour l’instant, des passagers en tenue de fête attendent, à l’ombre sur le quai, le moment d’embarquer, tandis que sur le pont supérieur des musiciens installent leurs instruments : tambours, xylophone, petit cercle de gongs. Un canot s’écarte du ponton, à son bord, on les reconnaît de loin à leur tunique orange : des bonzes. Un bateau rempli de touristes approche : porteurs et moto-taxi se précipitent. Un autre canot accoste, à son bord : deux bonzes.

Réforme des pêches 2000 : un retour à la gestion collective du « bien commun » ? Un article de John Kurien, du Collectif international de soutien à la pêche artisanale (ICSF), et Kaing Khim, directeur adjoint de la Direction des pêches du Cambodge, fait un bilan (sans doute un peu trop) positif de cette expérience inédite.
Résumé. En octobre 2000, le premier ministre, Hun Sen, annonce que 50% des lots de pêche du lac Tonle Sap vont être retirés aux grands propriétaires et que les espaces libérés seront attribués aux communautés rurales riveraines – les lots de pêche sont un système de concessions mis en place à l’époque de la colonisation française. Il demande à celles-ci de se saisir du droit de pêche et d’assumer la responsabilité de préserver cette ressource. La « Réforme des pêches 2000 » crée également une Direction du développement des pêches communautaires.
Dans les années qui suivent, le nombre de lots de pêche passe de 235 (couvrant près d’un million d’hectares) à 164 (répartis sur environ 420.000 hectares), et quelque cinq-cents organisations de pêche communautaire (CFI) regroupant plus de cent mille adhérents voient le jour, en grande majorité sur le pourtour du lac Tonle Sap et sur les rives du Mékong.
En 2012, le premier ministre (encore et toujours lui) décrète : 1) La suppression définitive des lots de pêche subsistants sur le Tonlé Sap. 2) Une série de mesures visant à développer les organisations de pêche communautaire chargées de gérer les lots supprimés et les zones de conservation, et à renforcer la lutte contre le braconnage.
Cette même année John Kurien et Kaing Khim écrivent : « Les organisations de pêche communautaire ont donné aux gens la liberté d’accéder à la ressource, ce qui a entraîné une réduction de la pauvreté, une amélioration de la conservation et de la gestion de la ressource  (…) Il ne s’agit pas d’un succès total évidemment. Mais sur la base des informations et points de vue recueillis, on peut raisonnablement affirmer que ces organisations ont permis de changer des choses dans la vie de leurs adhérents, de multiples manières. Les adhérents ont libre accès à davantage de poisson pour s’alimenter. Ils passent plus de temps dans des activités de pêche et en retirent des revenus monétaires qui contribuent sensiblement à améliorer leur niveau de vie. Ces organisations ont développé la coopération et un esprit communautaire entre les membres, et cela a eu de nombreuses répercussions sociales positives (…) ».

Un peu plus loin, un peu plus tard. Le marché du deuxième ponton. Marchands de fringues, épiceries, cantines. Une vendeuse de cacahuètes, accroupie derrière son plateau, grignote son fond de commerce. Des gamins qui mendient de façon un peu trop insistante se font rembarrer. Une fille s’arrête à côté de la vendeuse de cacahuète, elle propose des mangues vertes et des tranches de patate douce, fait mine de s’installer puis se ravise et s’éloigne, son plateau sur la tête, son petit tabouret à la main. Des portefaix vont et viennent, du ponton au quai et vice-versa. Un bateau s’apprête à partir pour je ne sais quel village sur l’autre rive. J’embarque. A la hauteur de Kampong Chhnag, le Tonlé Sap est divisé en trois bras reliés par un entrelacs de chenaux. Le voyage ne dure guère plus d’une demi-heure et nous abordons à Kampong Hau. Le village lui-même est un peu plus loin et une ribambelle de tuk-tuk et de moto-taxi attendent sur la berge. Un peu plus haut sur la rivière, un homme, debout dans sa pirogue, pêche à l’épervier.

Selon le ministère de l’agriculture, des forêts et des pêches, sur les neuf premiers moins de 2015, les exportations cambodgiennes de poisson ont baissé de 20 % par rapport à la même période de l’année précédente, et les prises de la pêche en eau douce chuté de 24.000 à 12.285 tonnes.
Des perspectives rien moins qu’encourageantes auxquelles plusieurs explications sont avancées :
– La construction de barrages sur le cours du Mékong et de ses affluents (plusieurs dizaines sont en chantier ou seulement en projet et la situation risque fort de s’aggraver dans les années à venir).
– Le faible niveau des pluies en 2015 (souvent mis en parallèle avec les changements climatiques)
– La déforestation accélérée avec, pour conséquence, la diminution des forêts inondables, lieux de reproduction privilégiés de nombreuses espèces de poissons.
– La pêche illégale : celle-ci serait engagée dans un cercle vicieux, elle se développerait sur fond de corruption endémique et parce que la réduction des prises inciterait les pêcheurs à utiliser des techniques prohibées (pêche à l’électricité, mailles de filets de plus en plus petite…) et à pêcher dans les zones de reproduction protégées – début 2014, un journaliste qui enquêtait sur la pêche illégale est battu à mort par des pêcheurs de Kampong Chhnang et, à Kampong Cham, un officier de police est poignardé pour le même motif.
– L’extraction de sable sur les berges et dans le lit du Mékong, dont l’impact sur la qualité de l’eau nuirait à la reproduction des stocks.
– La pression démographique : au cours des vingt dernières années, la population du Cambodge est passée de 10 à 15 millions d’habitants, alors que, selon le World Fish Center, 20 kilos de poisson/an/habitant sont prélevés dans le Tonlé Sap, faisant de celui-ci la zone de pêche la plus intensément exploitée du monde (cet argument est loin de faire l’unanimité).

Milieu d’après-midi. Arrivage de la pêche. Ça s’active sur la grève et les pontons flottants. Les barques se succèdent, débarquent poissons et crabes sous l’œil attentif des commerçants, carnet en main. Des portefaix à leurs ordres emportent les corbeilles pleines jusqu’aux camionnettes stationnées plus haut sur la berge. Juste à côté, d’autres embarcations, chargées jusqu’à la gueule de petites palourdes d’eau douce, accostent directement à la plage. Une commerçante, assise à l’ombre d’un parasol, supervise le remplissage de sacs, rigoureusement alignés sur quatre rangs, que des femmes lacent une fois qu’ils sont pleins. La lumière est douce et chaude, les ombres s’étirent à mesure que l’heure avance.

… à suivre

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