Philippines 2010

Philippines

Au bonheur des femmes ?

Aux Philippines, l’avortement et le divorce sont toujours interdits, le président en exercice défraie régulièrement la chronique avec ses plaisanteries lourdement sexistes mais – c’est écrit en toutes lettres dans le Rapport 2018-2019 de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) sur les salaires dans le monde – : « dans ce pays les femmes gagnent en moyenne 10,3% de plus que les hommes ». Cherchez l’erreur !

A la chute de la dictature de Ferdinand Marcos (1986), Corazon Aquino devient la première femme présidente des Philippines et la nouvelle constitution promulguée l’année suivante : « reconnaît le rôle de la femme dans la construction de la nation et assure l’égalité fondamentale des hommes et des femmes devant la loi ». La Carta Magna de la Femme, adoptée en 2009 sous la présidence d’une autre femme, Gloria Macapagal Arroyo, va plus loin affirmant que : « la mise en œuvre d’une politique et de mesures destinées à assurer l’égalité, la liberté et la non-discrimination entre hommes et femmes » relève du « devoir de l’État ». En 2013, les chiffres officiels sur l’alphabétisation des adultes donnent un léger avantage aux femmes (96,9%) sur les hommes (96,1%). Au cours des dernières décennies, les gouvernements successifs ont adopté une série de lois visant à protéger et promouvoir les droits des femmes, au foyer et sur leur lieu de travail. Et en décembre dernier, le Global Gender Gap Index 2018 publié par le Forum économique mondial classait les Philippines au 8ème rang (sur 149) des pays les plus égalitaires du monde sur la question du genre – devant la France, 12ème, ou les États-Unis, 59ème. Est-ce à dire, comme le titre la revue Entrepreneur Asia-Pacific, que « Les Philippines sont le meilleur pays d’Asie pour les femmes » ?

Nonie Tobias-Azores, la trentaine rayonnante, mère de deux enfants, semble là pour le confirmer : directrice artistique dans une société de publicité internationale, elle perçoit un salaire mensuel de 160.000 pesos (environ 2.800 euros), très supérieur à celui de son époux, cadre administratif dans une entreprise de produits alimentaires.
Mais prudence !
D’abord, explique le rapport de l’OIT, parce que les chiffres varient considérablement selon qu’on parle de salaire moyen, médian ou pondéré, horaire ou mensuel : dans le cas des Philippines, la balance penche du côté des femmes (10,3%) lors d’un calcul basé sur le salaire horaire moyen, elle incline en revanche du côté des hommes (2,6%) si l’on prend en compte le salaire mensuel pondéré médian (probablement plus proche de la réalité).
Ensuite, toujours selon l’OIT, parce que des indicateurs autres que l’écart salarial entre les genres sont à prendre en compte, notamment le pourcentage d’hommes et de femmes constituant la population économiquement active.
Enfin, parce qu’à considérer la situation des femmes philippines au travail à partir d’un indicateur unique on escamote les différences considérables existant entre la cadre et l’ouvrière, l’auto-entrepreneuse et l’employée de maison, l’habitante du Grand Manille et celle d’un hameau rural de l’île Mindanao..

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Liubeth Arel, dans l’appartement qu’elle habite avec son époux et ses deux filles dans la grande banlieue de Manille.

Prenons le cas de Liubeth Arel. Elle et son époux, Rodel Huelba, sont employés dans deux entreprises de confection coréennes opérant dans la zone franche industrielle de Rosario, province de Cavite, dans la grande banlieue de Manille. Comme les quatre cinquième de leurs collègues d’usine et plusieurs millions de salariés philippins, Liubeth et Rodel sont embauchés sous le régime dit ENDO – contraction de l’anglais « End of contract » : des contrats temporaires renouvelés (ou pas, selon le bon vouloir de l’employeur) tous les cinq mois et cela indéfiniment, parfois durant des décennies (sur le sujet et avec les mêmes personnages, voir : Moi présidente, finis les contrats précaires). Ils perçoivent tous deux le même salaire journalier de 373 pesos (environ 6,5 euros) : le minimum légal. En cumulant les heures supplémentaires tard le soir, le samedi et parfois le dimanche, ils arrivent à gagner quelque 170 euros/mois. Bel exemple de parité entre les genres, où les salaires des femmes sont aussi bas que ceux de hommes ! Sans compter que la discrimination pointe le bout de son nez en cas de maternité : « Quand une contractuelle est enceinte les employeurs ne renouvellent pas son contrat, c’est aussi simple que ça », explique Liubeth, mère de deux filles et qui, lors de chacune de ses grossesses, a perdu son emploi. Progrès : en mai dernier, une loi prolongeant de 65 à 105 jours la durée du congé maternité a été adoptée. Mais quelles sont les femmes qui en bénéficieront ? « Certainement pas les contractuelles, râle Liubeth, celles-là continueront de devoir choisir entre un enfant et leur emploi ».

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Nonie Tobias-Azarte (à gauche), Maika Bañez, employée de maison, et l’un des fils de Nonie.

Alors, dilemme insoluble ? Pas pour toutes. « J’arrive sans trop de mal à concilier activité professionnelle et vie familiale », déclare Nonie Tobias Azarte, la directrice artistique. Son secret s’appelle Maika Bañez, c’est sa yaya, son employée de maison. « Sans elle, cela serait impossible », admet Nonie.
Jolie brune de 24 ans, Maika a un niveau d’études correspondant à notre terminale. Sa journée débute avant le lever du soleil et se termine bien après la nuit tombée : ménage, lessive, cuisine, garde des enfants… Nourrie, logée, elle dispose d’un jour de congé par semaine et touche un salaire mensuel de 5.000 pesos (88 euros – supérieur à la moyenne nationale qui tourne autour de 60 euros).
Des employés de maison comme Maika, le ministère du travail philippin en recense 1,9 million, essentiellement des femmes. Elles représentent 11,5% du total des emplois féminins dans le pays et perçoivent les salaires horaires les plus bas de toutes les professions.
Morale de l’histoire : ce sont des femmes percevant des salaires de misère qui permettent à d’autres femmes situées en haut de l’échelle sociale de mener de pair vie de mère et carrière professionnelle. Et tant pis pour celles qui ne peuvent s’offrir les services d’une yaya.

Car les habitudes ont la vie dure : quand l’un des membres du couple doit sacrifier son activité professionnelle pour se consacrer à son foyer, c’est quasiment toujours la femme qui s’y colle. Or, nous rappelle le rapport de l’OIT, la discrimination dans l’accès à l’emploi est un indicateur au moins aussi révélateur que l’écart salarial de l’(in)égalité entre les sexes. Dans le cas des Philippines les chiffres sont parlant : quatre hommes sur cinq sont recensés dans la population « active » – personnes en âge de travailler (15-64 ans) disponibles sur le marché de l’emploi. Mais moins d’une femme sur deux. Parmi les exclues : les femmes au foyer. Celles-ci, lorsqu’elle n’ont pas la chance d’avoir un époux ramenant un gros salaire à la maison, cherchent souvent à mettre un peu de beurre dans les épinards du ménage en réalisant à domicile des travaux de sous-traitance rémunérés aux pièces et/ou en tenant un de ces sari-sari (micro-commerce informel) qui pullulent dans les quartiers pauvres. Ces activités relèvent de l’économie informelle et, bien qu’elles concernent des millions de femmes, sont ignorées des statisticiens de l’emploi : une raison de plus de relativiser les pourcentages triomphalistes.

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Maria Korina Bertulfo, dans une cafeteria de Makati où elle a l’habitude de travailler.

Résolument optimiste, Maria Korina Bertulfo préfère voir dans cet acharnement à survivre la preuve que : « Les femmes philippines ont une énergie incroyable, elles peuvent tout faire ! Et d’affirmer, enthousiaste : avec les nouvelles technologies elles ont désormais l’opportunité de concilier vie familiale et activité professionnelle ». C’est en travaillant dans un centre d’appel de la capitale – les Philippines sont leader mondial de l’externalisation des processus d’affaires – que Maria Korina se familiarise avec les claviers, les écrans et Internet. Au lendemain de la naissance de son fils, aujourd’hui âgé de 4 ans, elle décide de suivre l’exemple de son mari et se lance dans la vente en ligne en free-lance. Parallèlement, elle fonde Filippina Homestay Moms (FHMoms), communauté d’internautes destinée à « encourager les mères au foyer à devenir des super-mamans et créer leur job en ligne ». L’initiative est un succès. Mamie MK, comme on la surnomme, s’entoure de collaboratrices – informaticiennes, commerciales, blogueuses –, lance une formation (payante) en ligne. FHMoms revendique aujourd’hui 132.000 membres. Aux Philippines, l’auto-entreprenariat a le vent en poupe, le nombre de travailleurs free-lance est estimé à 1,5 million (dont 65% de femmes) et ne cesse de croître. Surfant sur la vague, la présidente de FHMoms a noué des partenariats avec plusieurs sociétés de I-commerce et ne tarit pas d’éloge sur les potentialités émancipatrices du travail à domicile. Si elle affirme insister auprès de ses ouailles sur l’importance d’acquitter les cotisations sociales afférentes à leur travail, Maria Korina est toutefois bien obligée de constater que : « rares sont celles qui suivent ce conseil ». Et sa récente tentative d’étendre les interventions de FHMoms au-delà de Manille et des centres urbain pour s’intéresser aux zones rurales (où vit encore près de la moitié de la population du pays) a fait un bide – elle se résume aujourd’hui à la vente en ligne de quelques bricoles (sacs et bracelets de fabrication artisanale) sur le site de l’association. Outre le faible niveau de compétences des intéressées et coût prohibitif du matériel informatique au vu des revenus des ménages, la croisade de Maria Korina s’est en effet heurtée à la dure réalité des communautés paysannes où l’accès au réseau Internet relève la plupart du temps de l’utopie.

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Mary-Grace et Nora Guid, devant leur maison, dans un hameau de Mindanao.

Au sud de l’archipel, dans l’île de Mindanao, Mary-Grace Guid et sa mère Nora, respectivement 23 et 43 ans, résident dans un de ces hameaux indigènes, perdus au bord d’une piste souvent impraticable à la saison des pluies, où de rares panneaux solaires individuels fournissent tout juste l’énergie nécessaire à repousser la nuit de quelques heures et recharger son téléphone portable. Femme de paysan, Nora, la mère, s’est toujours levé avant l’aube pour préparer le déjeuner de son époux, a pris quotidiennement sa part aux travaux des champs et, quand son homme se reposait après une journée de labeur, elle reprenait le collier : repas du soir, lessive, enfants. « Et ça n’a pas changé ! estime Mary-Grace, la fille, Alors, parler d’égalité… ». A la différence de sa mère elle a pourtant eu la chance de pouvoir étudier. Diplômée en économie des entreprises agricoles, encore célibataire et sans enfant, Mary-Grace a décroché un emploi de barangay officer (traduction approximative : employée municipale) et reçoit à ce titre un salaire de 6.000 pesos/mois (environ 100 euros) : le même que celui de ses collègues mâles. « Mais les perspectives d’obtenir un emploi intéressant dans la communauté sont rares, regrette-t-elle, et plusieurs de mes amies sont parties travailler à l’étranger ».
Misère persistante, avenir bouché : le nombre de jeunes philippines, qui optent pour l’émigration va croissant. Confiant la garde des enfants (quand il y en a) à une grand-mère ou une sœur, elles abandonnent leur communauté pour tenter leur chance dans la capitale ou plus loin – les états du Golfe Persique, Hong Kong, Singapour, Taïwan, la Malaisie constituant des destinations privilégiées.
En 2017, plus d’un demi-million de femmes – 53.7% du total des travailleurs philippins expatriés, selon la Philippine Statistics Authority – ont ainsi quitté l’archipel pour partir travailler à l’étranger.

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Dans Mabini Street (Manille) sont concentrées des dizaines d’agences de main d’œuvre proposant des emplois à l’étranger (photo ci-dessus et ci-dessous à gauche).

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Arlène Brosas, député de Gabriela Party-list (gauche radicale),
dans son bureau (ci-dessus à gauche).

« Si elles vivaient si bien que ça aux Philippines, interroge Arlène Brosas, pensez-vous que les femmes seraient aussi nombreuses à s’expatrier ? » Élue du Gabriela Party-list – du nom d’une héroïne des luttes pour l’indépendance –, Arlène Brosas fait partie des 30% de femmes siégeant à l’assemblée nationale, elle est l’une des 6 députés – dont 4 femmes – représentant la gauche radicale. « Sa quatrième place au classement du Gender Gap Index, estime-t-elle, les Philippines la doivent aux luttes menées par les mouvement sociaux progressistes ». De fait, c’est au lendemain du soulèvement populaire ayant conduit au renversement de la dictature de Ferdinand Marcos qu’est promulguée la Constitution de 1987 affirmant « l’égalité fondamentale des hommes et des femmes devant la loi ». Et si, au cours des dernières décennies, les gouvernements successifs ont adopté de plus ou moins bon gré une série de lois visant à protéger et promouvoir les droits des femmes, au foyer et sur leur lieu de travail, « nous sommes encore loin du compte », insiste Arlène. Et de citer les chiffres officiels montrant que la discrimination dans l’accès à l’emploi demeure abyssale ; que l’inégalité salariale homme-femme persiste dans de nombreuses entreprises, agro-industrielles notamment ; que le harcèlement sexuel et la violence contre les femmes sont toujours d’une triste actualité…
Sur son bureau, trois projets de loi qu’elle défendra à la prochaine session parlementaire : pour l’amélioration de la sécurité dans les entreprises ; pour le droit à des pauses régulières pour les salariés contraints de travailler debout en permanence ; pour la reconnaissance du statut professionnel des personnels de crèches, très majoritairement féminin qui, quand elles ne travaillent pas bénévolement, ne perçoivent qu’une indemnité dérisoire. « Ils ne concernent pas exclusivement les femmes ? Vrai, reconnaît Arlène. Mais l’égalité hommes-femmes passe aussi et sans doute d’abord par la réduction de la fracture sociale, la défense des libertés syndicales et l’amélioration des conditions de travail… dont les femmes issues de milieux modestes seront les premières bénéficiaires ».