Thaïlande 2015

Thaïlande

Cabotage (13) Songkhla, port de pêche (suite 2)

Une plage, du sable, la mer, une recette pour blanchir du poisson, un chantier naval et une histoire de requin thaïlandais dévorant (entre autres) un petit navire français qui n’avait ja-ja-jamais trafiqué, ohé, ohé…

Jour sept. Une douce courbe de sable blanc, bordée de conifères (non, pas de cocotiers) : la plage de Samila est presque déserte. Au large, deux îlots rocheux, assez abrupts, couverts de végétation, un pétrolier et deux remorqueurs sont à l’ancre. Passe une barque effilée, trois hommes à bord, qui se dirige vraisemblablement vers le village de Kao Seng. Un pêcheur, dans l’eau jusqu’à la taille, pousse une chambre à air sur laquelle est plié un filet, senne de plage rudimentaire qu’il déroule lentement, seul – une extrémité du filet est nouée à un pieux fiché dans le sable. Un autre pêcheur, immobile, son filet lesté sur l’épaule (un épervier), regarde la mer. Il est emmitouflé jusqu’aux oreilles, porte de grosses lunettes de motard, une écharpe et des gants pour se protéger du soleil. Je pense d’abord qu’il n’est pas pressé de se mettre au boulot. Mais j’en remarque un autre, puis un troisième, un quatrième… Le même genre d’accoutrement, figés eux aussi, scrutant la mer. Un peu plus loin, sur la longue digue qui prolonge la plage, ils sont un dizaine, fouillant des yeux l’épaisseur de l’eau, à l’affût des reflets qui dénonceront la présence d’un banc de… je ne sais pas quoi. J’attends aussi, un moment, puis continue mon chemin.

Le poisson, comme l’argent, n’aurait-il pas d’odeur ? Absurde ! direz-vous. Et de fait, passez un moment sur le port de Songkhla et la fragrance du N°5 de chez Neptune, facilement reconnaissable, vous collera à la peau. Il n’empêche, les recettes pour blanchir l’argent sale ou le poisson découlent du même principe : l’un comme l’autre doivent être rendus in-traçables. Pour cela, la provenance de l’argent se dissimule derrière des sociétés écran (généralement basées dans des paradis fiscaux), celle du poisson est brouillée par son transit sur un bateau-mère.
Le bateau-mère est un navire dans lequel des chalutiers et autres bateaux de pêche industrielle transbordent leurs prises en pleine mer et qui assure le transfert du poisson jusqu’au quai de débarquement. L’avantage du système est double. 1) Il permet de rentabiliser au maximum les unités d’une flotte de pêche, qui ne sont plus contraintes de rentrer au port une fois leurs cales pleines et peuvent ainsi rester presque indéfiniment en mer. 2) Un fois les prises d’un bateau A transbordées dans le bateau-mère et mélangées à celles de bateaux B, C, D… X, Y, Z, il devient très difficile de déterminer quel poisson a été pêché par qui, où et dans quelles conditions : le poisson est blanchi.
Pourquoi recourir à un tel stratagème ? Et bien, parce qu’il existe toujours des consommateurs tatillons, des empêcheurs de pêcher en rond, des gens qui, au lieu de savourer tranquillement une épaisse tranche de longe de thon rapidement saisie sur le grill ou des crevettes sautées à l’ail et au persil tiennent absolument à savoir d’où vient le contenu de leur assiette et exigent des garanties de la marque de surgelés et de leur grand distributeur habituel : jurez-nous que ces calmars n’ont pas été remontés par des équipages de migrants esclaves, utilisant des instruments de capture prohibés et qu’ils ne proviennent pas de zones marines interdites à la pêche industrielle. La marque et le grand distributeur, eux, n’en ont peut-être rien à foutre, mais le client est roi. Il faut donc pouvoir le rassurer et lui affirmer les yeux dans les yeux, en toute bonne foi – ou presque –, que les produits commercialisés sont irréprochables d’un point de vue éthique et environnemental.
Pour que le système fonctionne, il faut bien sûr qu’une partie visible de la flotte puisse faire état de pratiques respectueuses du droit de la pêche, des droits humains et de l’environnement – et si la marque et/ou le distributeur versent leur obole à une fondation de défense des océans, c’est encore mieux – mais après, qu’un pourcentage plus ou moins conséquent du poisson débarqué par le bateau-mère ait été pêché par des bateaux fantômes, imposant à leur équipage des conditions de travail inhumaines, et utilisant des techniques dévastatrices… il sera facile de ne pas savoir mais autrement ardu de prouver.

Jour huit. Chantier naval UNITHAI. Plusieurs bateaux de pêche sur la forme de radoub, à divers stades des opérations de carénage. Grimpés sur des échafaudages, accroupis ou glissés sous les coques rebondies, des hommes (et quelques femmes) grattent, scient, clouent, calfatent, poncent, vernissent, peignent. Un bateau aux couleurs flambant neuves, un dragon et un soleil peints sur la proue, est descendu lentement jusqu’à la mer. Pas de bouteille de champagne brisée sur la coque, mais quelques pétards, quand même.

N°1 mondial du thon en conserve, le Thai Union Group est un mastodonte de la pêche, la transformation, le conditionnement et la distribution des produits de la mer.
Il possède des filiales :
– Aux États-Unis : Chicken of the Sea (premier importateur de crevettes aux EU)
– En Grande-Bretagne : John West Foods (leader british du thon en conserve)
– En France : Petit Navire (numéro 1 du thon en boîte dans l’hexagone), Parmentier (un costaud de la sardine en boîte), MW Brand
– En Italie : Mareblu (roi du thon en conserve chez les transalpins)
– Et bien sûr en Thaïlande – Sealect, Fisho, Bellotta – où le groupe est le premier distributeur de produits de la mer
Sa flotte est composée de neuf gros chalutiers et des centaines, voire des milliers d’autres bateaux n’appartenant pas au groupe contribuent à approvisionner ses usines de transformation implantées : en Thaïlande, en Indonésie, au Vietnam, aux États-Unis, en France, en Écosse, au Portugal, en Pologne, aux Seychelles et au Ghana.
En 2014, le thon représente 44% des 3,4 milliards de dollars de revenus du groupe (1/3 réalisés sur le marché européen), les crevettes 24%, les sardines et maquereaux 5%, le saumon 5%, la nourriture pour animaux 7%, les produits préparés 15%.
Le Thaï Union Group espère atteindre les 8 milliards de dollars de chiffre d’affaire d’ici la fin de la décennie et mène une politique d’acquisitions agressive : depuis 2014, Mer-Alliance (France, 4ème producteur européen de saumon fumé), King Oscar (Norvège), Bumble Bee Foods (EU, grosse pointure du poisson en conserve) et Orion Seafood (EU) sont successivement tombés dans le giron du groupe – les termes du contrat concernant le rachat de Mer-Alliance sont gardés confidentiels et l’acquisition de Bumble Bee est, pour l’instant, au point mort, l’administration US ayant ouvert une enquête au titre de la loi anti-trust.
Thaï Union Group est membre fondateur de l’International Seafood Sustainability Foundation (ISSF) – pour soigner son image de marque, on n’est jamais si bien servi que par soi-même –, qui affirme réunir des scientifiques soucieux de promouvoir une exploitation durable des ressources halieutiques. Parmi les liens promus par le site de la fondation on trouve : Global Partnership for Oceans, WWF, Conservation International et Walton Family Foundation (Wallmart) qui figure aussi sur la liste des généreux donateurs*.
Ses relations n’ont pas évité au Thaï Union Group d’être épinglé, en juillet dernier, dans un article du New York Times rapportant le témoignage d’un migrant cambodgien, évadé d’un bateau où il était contraint de travailler contre son gré et qui vendait son poisson à l’usine de transformation du Thaï Union Group de Songkhla (Sea slaves: the human misery that feeds pets and livestocks / NYT, 27/07/2015).
Et, il y a quelques jours, Greenpeace a pris en défaut John West Foods, filiale anglaise du groupe, sur la traçabilité de ses produits, pourtant annoncée sur le site web de l’entreprise.

* Sur les rapports entre institutions internationales, ONG environnementalistes, fondations philantropiques et milieux d’affaires, voir : Océans business / Alain Le Sann, Pêche et développement.

Jour neuf. Le port de pêche, j’y reviens encore et encore… mais là, c’est l’heure d’aller boire une bière : ce sera pour la prochaine fois.

… à suivre

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