Indonésie

Cabotage (8) Pekanbaru

Où il sera question d’un caboteur nommé Kuala Ankassar, de feux de forêt et de pollution atmosphérique, de longueur et de largeur, de contrebande et d’échalotes.

La brume, têtue, dilue le paysage dans le gris. Je marche jusqu’au fleuve. Une lourde barcasse, bordage mille fois rapiécé, peinture bleue écaillée sur le franc-bord et le poste de pilotage, le reste à l’avenant, est amarrée à un ponton. A côté, une cantine, où sont attablés quatre ou cinq hommes en train de boire du thé. Ils me hèlent, m’invitent à prendre un café.

Brume. Depuis plusieurs semaines, des incendies de forêt ravagent le sud de l’île de Sumatra et la partie indonésienne de Bornéo. Les particules de cendre en suspension dans l’air créent une brume persistante qui s’étend jusqu’à l’archipel de Riau (voir diaporama ci-dessus), Singapour et la péninsule malaise où les seuils d’alerte à la pollution atmosphérique sont allègrement franchis. Les incendies sont d’origine criminelle, principalement imputés aux compagnies productrices d’huile de palme qui trouvent dans le feu un moyen commode et peu coûteux pour défricher de nouvelles terres à planter ou accélérer les procédures d’autorisation d’exploitation : avec la forêt disparaît le principal obstacle à l’extension des plantations. Ces jours-ci, la brume est particulièrement dense et de nouveaux records de pollution atmosphérique pourraient être battus.

Le bateau que je viens de photographier, me disent-ils, est le Kuala Ankasar, il fait du cabotage entre le port fluvial de Pekanbaru et les îles de l’archipel de Riau. L’armateur est thaïlandais, le capitaine moustachu long et maigre, le chef mécanicien s’appelle Doul Bibir, le bateau met deux jours à rejoindre l’île de Batam et, non, il n’a jamais été attaqué par des pirates.

Une camionnette vient stationner en marche arrière près du ponton. Le transbordement de la cargaison commence. Cartons de mayonnaise, de rotis et packs de Nutela passent à bras d’hommes du quatre roues à la cale du caboteur. Pendant ce temps, le chef-mécanicien et ses aides s’affairent dans la salle des machines, démontent, martèlent, redressent, graissent, remontent des pièces du bloc moteur.

La camionnette repart, vide. Les débardeurs retournent à leur thé ou leur café au lait en attendant la venue du prochain affréteur. Le Kuala Ankasar appareillera quand son ventre sera plein, dans quelques jours.

Détroit de Malacca : un bras de mer d’environ 900 kilomètres de long, reliant la mer d’Andaman et l’océan Indien à la mer de Chine Méridionale, route majeure des échanges commerciaux globalisés – un tiers du commerce maritime mondial et la moitié du pétrole transporté par voie de mer y transitent –, emprunté quotidiennement par des navires de fort tonnage – de 50 à 90.000 par an selon les sources et les années.
Détroit de Malacca : un bras de mer de 50 à 320 kilomètres de large – 2,8 kilomètres à son point le plus étroit (détroit de Philipps) –, unissant la péninsule de Malaisie et Singapour à Sumatra et aux centaines d’îles et d’îlots de l’archipel de Riau (Indonésie), théâtre d’une intense activité commerciale (licite ou pas) entre les deux rives, parcouru jour et nuit par une flotte innombrable de bateaux allant de la pirogue au cargo vraquier ou petit pétrolier, en passant par des barges, remorqueurs, chalutiers, ferries, bateaux-taxi et lents caboteurs à coque de bois.

Il suffit parfois de peu de chose, un contrôle de routine par exemple, et crac : voilà un réseau de contrebande d’échalotes démantelé ! C’était début mars dernier. Un patrouilleur de la marine indonésienne aborde le KM Eza au large de l’île de Karimun (archipel de Riau). Un officier des douanes monte à bord – « papiers du véhicule, s’il vous plaît » (ou quelque chose d’équivalent formulé en langage maritime) – et constate que 600 tonnes d’échalotes, de beaux bulbes roses provenant de Malaisie, tentent, avec la complicité de l’équipage, de passer en fraude de l’autre côté du détroit, attendues qu’elles sont au port de Tanjung Balai (Sumatra). Ah ces contrebandiers !

Pour Nathalie Fau (Le système portuaire du détroit de Malacca) : « Le détroit, reflet d’enjeux géopolitiques multiscalaires, constitue un point de passage transversal qui permet de relier ou au contraire d’isoler le territoire situé de l’autre côté : cette porte entre deux terres peut être en effet maintenue ouverte, fermée ou même sélectivement ouverte en fonction de l’étanchéité de la frontière.
Les flux transnationaux n’existent pas seulement lorsque le pouvoir politique les favorise, ils se développent aussi dans le cadre d’une stratégie de contournement des États et des frontières. Rejetés dans le domaine de l’informel, du caché et de l’illégal, ces flux possèdent leurs propres nœuds, leur propre logique et dessinent une géographie distincte de celle des circuits officiels.
Sur la côte est de Sumatra, les principales plaques tournantes des flux illicites sont la ville portuaire de Tanjung Balai et les îles Riau (Batam, Bintan et Karinum). Tanjung Balai, un port autrefois actif rivalisant même avec Belawan durant la période coloniale, a été marginalisé par la focalisation des flux économiques internationaux sur celui de Medan. Derrière cette façade officielle de déclin économique il y a cependant, dissimulée, une ville active qui vit exclusivement de la contrebande qu’orchestrent des potentats locaux contrôlant toutes les activités économiques et sociales. Quant aux îles Riau, elles doivent cette spécialisation à une histoire mouvementée. Rattaché à la côte est de Sumatra depuis 1958, cet espace insulaire est tourné historiquement, culturellement et économiquement vers la côte ouest de la péninsule malaise et vers Singapour. Pour les contrebandiers de Riau, ces activités ne sont pas illégales mais le simple reflet d’une continuité commerciale dans une situation de changement politique. Ces deux « zones grises » qui fonctionnent en réseaux se répartissent les flux de contrebande : Tanjung Balai est spécialisé dans la contrebande orientée vers la Malaisie et notamment vers Port Klang, tandis que Bintan et Batam sont intégrés dans des réseaux illicites plus vastes, se développant à l’échelle de l’Asie orientale et prenant pour appui la Cité-État de Singapour. »

5 septembre 2015. Le Ruby Star, un pétrolier de 78 mètres de long, coque noire au dessus de la ligne de flottaison, rouge en dessous, superstructures blanches, appartenant à la compagnie singapourienne Yuantai Fuel Trading et battant pavillon de Mongolie, fait route vers Singapour quand il est abordé, au large de l’île de Karimun, par un navire des douanes indonésiennes. Contrôle : la citerne contient 1500 tonnes de fuel, chargées dans le port indonésien de Palembang, mais les contrebandiers ne peuvent produire – et pour cause ! – aucun document autorisant l’exportation du carburant. Depuis, le Ruby Star est ancré devant Karimun et les treize membres d’équipage sous les verrous… pas l’armateur.

Quelques exemples de produits de contrebande saisis dans l’archipel de Riau par les douanes ou la marine indonésienne :

  • Bois transformé (planches, madriers) : 89 containers, dans une barge tirée par deux remorqueurs, arrivant d’Indonésie et faisant route vers Singapour – destination finale : Shanghai.
  • Déchets plastiques : 50 tonnes, arrivant de Batu Pahat (Malaisie) et faisant route vers le port de Dumaï (Sumatra).
  • Diesel : 800 tonnes, à bord d’un pétrolier indonésien venant de Palembang et faisant route vers Singapour.
  • Échalotes : 600 tonnes, à bord du KM Eza (voir plus haut).
  • Pétrole : 1500 tonnes, à bord du Ruby Star (voir plus haut).
  • Riz : 600 sacs, arrivant de Malaisie et faisant route vers l’île de Batam (archipel de Riau).

Cet inventaire est certainement très incomplet, y manque notamment le sable, mais c’est une longue histoire, je la réserve pour le prochaine escale.

… à suivre

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