Colombie 2000

Colombie

Communautés de paix

Au nord est de la Colombie, dans la région de l’Uraba, des paysans, chassés de leurs terres par les groupes paramilitaires d’extrême droite, optent pour la non-violence et s’organisent en Communautés de paix.

Témoignage d’un réfugié d’El Limon. (extrait de mon livre « Colombie, la paix à main nues »)« Il était environ six heures du matin, le 24 février 1997, quand les hélicoptères de l’armée ont commencé à mitrailler El Limon. Juste après sont arrivés les avions. Ils larguaient des bombes et des grenades à chacun de leurs passages… Imagines ! Des bombes contre nos bicoques de bois et de palmes ! Nous n’avions aucun endroit où nous abriter. Les femmes abandonnaient les marmites du petit déjeuner sur le feu. Chacun rassemblait ses gamins en catastrophe, attrapait les plus jeunes sous le bras et courrait se mettre à couvert dans la forêt. Que pouvions-nous faire d’autre ? Au bout d’un moment, les explosions ont cessé. Un drôle de silence s’est abattu sur le village tandis que les avions s’éloignaient. Les gens étaient comme hébétés, abasourdis… Nous nous demandions s’ils allaient revenir. Peut-être étaient-ils partis se réapprovisionner, ou bombarder les villages voisins… Et de fait, nous avons appris par la suite que Balsita, Tamboral, Caño Seco, La Loma et d’autres communautés situées sur les berges des rivières Cacarica, Truando et Salaqui avaient subi le même sort que nous. A El Limon, le répit a été de courte durée : deux fois, trois fois, les bombardements ont recommencé, et ce n’est qu’à la tombée du jour que l’opération a pris fin.

Un mois plus tôt, la guérilla avaient attaqué le bourg de Riosucio – où siègent les autorités de la commune à laquelle appartient El Limon – et avait infligé des pertes sévères à l’armée et aux paramilitaires. L’opération du 24 février, prétendra l’état major, était une riposte à cet acte terroriste, et les bombardements visaient uniquement les campements des FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie)… Ils pouvaient bien essayer de faire avaler ça à la presse, toujours prête à gober les mensonges des militaires, mais moi, je sais bien ce qui s’est réellement passé.

Trois jours plus tard, le 27 février vers midi, une trentaine de paramilitaires ont fait irruption dans la communauté et ordonné aux habitants de se rassembler. Ils portaient le brassard des Autodéfenses. Leur commandant avait une liste de noms – des collaborateurs de la guérilla, comme ils disent – ; il demandait à ses hommes : « Alors, combien allons-nous en tuer ici ? » Et les autres qui rigolaient…
Hommes, femmes et enfants, nous étions serrés les uns contre les autres, encerclés par tous ces types avec leurs grenades et leurs armes automatiques… Personne n’osait dire un mot. « Déguerpissez ! Nous a ordonné le chef. Tout de suite. Ceux qui seront encore ici demain seront déclarés objectif militaire… » Nous avons bien tenté de parlementer, essayé d’obtenir un délai de quelques semaines… Au moins jusqu’à la récolte du maïs qui était presque mûr. « Rien à faire… Non… Pas question… » Ils ne voulaient rien entendre. Nous avons alors pensé à envoyer une délégation pour discuter avec l’officier du bataillon qui couvrait l’opération – les soldats se contentaient de protéger les arrières des paramilitaires, sans intervenir directement dans la communauté.

Quand nous sommes enfin parvenus à rencontrer le major Salomon, j’ai pris la parole :
« Major…
– Si les Autodéfenses vous ont ordonné de partir,
a-t-il tranché, vous n’avez qu’à obéir. »
Pendant ce temps, les paramilitaires avaient commencé à piller le village. Ils saccageaient tout, brisaient les ustensiles de cuisine, jetaient nos habits dans la boue, éventraient les matelas, volaient nos économies, badigeonnaient les murs de slogans du genre : « mort aux subversifs » ou « guérilleros fils de pute »… A mesure que le temps passait, ils devenaient de plus en plus menaçants : « Vous feriez mieux de vous grouiller et de foutre le camp, répétaient-ils. Derrière nous viennent les mochacabezas (les coupeurs de têtes), et ceux-là, ce sont des buveurs de sang… On vous aura prévenu. »

En milieu d’après-midi, la nouvelle s’est répandue comme une traînée de poudre : dans le hameau voisin, les paras venaient d’exécuter un jeune dont le frère appartenait, disaient-ils, à la guérilla. Histoire de faire un exemple, ils avaient découpé leur victime en morceaux, l’avaient décapitée puis avaient joué au football avec la tête.
C’était trop ! Les gens ont été pris de panique. Chaque famille s’est mise à rassembler à la hâte le peu qu’elle pouvait emporter et nous sommes partis, en abandonnant nos terres, notre bétail, notre maison… En chemin, nous avons rencontré d’autres familles venues des communautés voisines, des gens aussi terrorisés que nous. Enfin, nous sommes arrivés à La Tapa, au bord de l’Atrato – A La Tapa, les compagnies forestières ont construit un embarcadère où les bateaux viennent charger du bois qui prend ensuite la route de Carthagène ou de Barranquilla. Les gens ont commencé à s’agglutiner autour des embarcations pour tenter de rejoindre le port de Turbo. Mais il n’y avait pas assez de place pour tout le monde. Certains s’entassaient dans les pirogues qui menaçaient de couler, d’autres construisaient des radeaux… J’ai fini par trouver à m’embarquer dans un canot, et je suis arrivé à Turbo le lendemain. Sur le port, la police nous attendait – qui peut encore croire, après ça, que les paramilitaires et le gouvernement ne travaillent pas main dans la main ? A peine débarqués, nous étions enregistrés et répartis dans les différents centres d’hébergement. Avec plusieurs centaines d’autres familles, j’ai échoué au complexe sportif du Coliséo qui s’était transformé en camp de réfugiés…

Pendant ce temps, l’offensive des paramilitaires contre les paysans de la commune de Riosucio se poursuivait, provoquant l’exode de plus de douze mille personnes. Turbo et Pavarando ont été les principaux centres de regroupement des déplacés.

Aujourd’hui, ça fait trois ans que j’ai quitté ma terre en bordure du Rio Cacarica, et je ne peux toujours pas rentrer chez moi. Pourtant… Pourtant, regarde ceux qui étaient à Pavarando : ils se sont proclamés Communautés de paix, se sont engagés à ne pas aider les guérilleros, ni les soldats, ni les paramilitaires, et ils sont retournés sur leurs terres au nez et à la barbe des groupes armés. Bientôt ce sera notre tour… »