Philippines 2015

Philippines

Et maintenant, guerre à la gauche (suite) !

Après s’être illustré dans une mortifère « guerre à la drogue », le président philippin Rodrigo Duterte s’est-il engagé dans une tout aussi impitoyable « guerre à la gauche » ? Les évènements de ces dernières semaines semblent (malheureusement) rendre le point d’interrogation inutile…

Que la récente rencontre du président philippin avec son homologue états-unien ait été aussitôt suivie de déclarations va-t-en guerre à l’encontre de la guérilla communiste avec laquelle des négociations de paix étaient en cours est-il une simple coïncidence ? s’interroge Arnold Padilla, de l’institut de recherche socio-économique Ibon. On peut en douter, continue l’auteur de l’article, d’autant qu’à en croire Joma Sison, le fondateur du Parti Communiste des Philippines (CPP) exilé aux Pays-Bas, depuis leur suspension en mai dernier, les négociations de paix entre gouvernement et insurgés se sont poursuivies en coulisse et étaient sur le point d’aboutir à de nouvelles et conséquentes avancées sur des questions clé (libération des prisonniers politiques, cessez-le-feu bilatéral, réforme agraire), avancées qui devaient être actées au cours d’une prochaine rencontre prévue pour la fin novembre.

Un traité de défense mutuelle lie les deux états et, en dépit de la fermeture des bases de Clark (1991) et Subic Bay (1992), la présence de militaires US sur le territoire philippin ne s’est jamais démentie.
Signé en 2014, le Traité de coopération renforcée en matière de défense (EDCA), autorise des forces américaines (troupes, avions, navires de guerre) et leurs sous-traitants à stationner dans l’archipel, dans des bases qui seront mises à leur disposition par l’armée philippine.
Et en 2016, avec 141,3 millions de dollars, les Philippines étaient le premier récipiendaire d’aide militaire US en Asie du Sud-Est.

Ancienne colonie des États-Unis devenue indépendante le 4 juillet 1946 [1], les Philippines sont un allié indéfectible de Washington en Asie du Sud-Est.
Mais ni les accords de coopération militaire, ni le fait que les EU soient pour les Philippines un partenaire commercial incontournable, ni la présence sur le sol américain de plus de 2,5 millions de philippins dont les envois de fond sont vitaux pour l’économie de l’archipel, n’ont empêché que les premiers mois du mandat de Rodrigo Duterte soient marqués par un refroidissement des relations entre les deux pays – et un rapprochement concomitant avec la Chine – quand, furieux de se voir pointé du doigt pour l’hécatombe provoquée par sa « guerre contre la drogue », le président philippin va jusqu’à traiter Obama de « fils de pute ».

Heureusement (sic), l’élection de Donald Trump vient remettre les pendules à l’heure.
La personnalité du milliardaire de la Maison Blanche s’accorde, en effet, mieux que celle d’Obama avec le caractère du « Punisher » – surnom qu’ont valu à Rodrigo Duterte, quand il était encore maire de Davao, ses méthodes musclées (c’est un euphémisme) pour en finir avec la délinquance. Et lors du dîner de gala du 31ème sommet de l’ASEAN, le 12 novembre dernier, le président philippin se montre tout miel avec son invité, acceptant même, « pour obéir aux ordres du commandant en chef des États-Unis », de pousser la chansonnette.
Quelques jours après il déclare : « OK, je suis un American boy, OK, je suis un fasciste, et je vais faire comme eux (les EU) et inscrire le CPP-NPA sur la liste des groupes terroristes ».

La prise de la ville de Marawi par un groupe de militants islamistes affiliés à l’ISIS, le 23 mai 2017, et les mois de violents combats qui s’en suivent sont l’occasion d’un rapprochement entre Washington et le gouvernement Philippin – les croisés de l’anti-terrorisme doivent se serrer les coudes, n’est-ce pas ? – et, tandis que le siège de Marawi s’éternise, l’ambassadeur des EU choisit la date symbolique du 11 septembre pour annoncer le déploiement de drones et un support militaire accru à la lutte de l’armée philippine contre le terrorisme.
Mais les combattants islamistes sont-ils les seuls visés ?
Le jour même de l’attaque de Marawi, la loi martiale est décrétée dans l’île de Mindanao. Pourquoi étendre la loi martiale à toute l’île alors que la zone de conflit est localisée ? Parce que, explique Delfin Lorenzana, secrétaire à la défense, les terroristes de Marawi, soutenus par ISIS, ne sont pas seuls, d’autres groupes rebelles opèrent sur ce territoire, notamment la Nouvelle Armée du Peuple (NPA selon son acronyme anglais).

Bras armé du Parti Communiste des Philippines (CPP) la Nouvelle Armée du Peuple est fondée en 1969, sous le régime de Ferdinand Marcos. En 1986, après le renversement de la dictature, des pourparlers de paix sont entamés entre les « rouges » et le gouvernement de Corazon Aquino. Maintes fois suspendues, les négociations se poursuivront avec les présidents qui lui succèdent sans jamais aboutir à un accord.
En signant, le 23 novembre dernier, la « proclamation 360 » qui met officiellement un terme au processus de paix négociée, Rodrigo Duterte affiche sa volonté de recourir à la force pour tenter d’en finir avec l’insurrection armée.
C’est s’attaquer aux symptôme en oubliant les causes du mal.
D’autres que lui s’y sont déjà cassé les dents – aux Philippines comme en Colombie ou au Salvador.
Au cours de son demi siècle d’existence, la NPA a certes connu des hauts et des bas, mais si elle a survécu aux dissensions internes, aux purges et aux campagnes militaires menées par les présidents successifs, c’est que son combat fait écho aux revendications de la population. Quand des communautés paysannes et indigènes de la Cagayan Valley (Mindanao), privées d’accès aux services publics de santé et d’éducation, s’opposent à l’implantation de compagnies minières, l’armée les harcèle et réprime leurs manifestations, mais la forte présence guérillera dans la région freine et (parfois) décourage les envahisseurs. Quand les habitants du village de Matuguinao, dans l’île de Samar, sont durement frappé par un typhon, « les guérilleros – dont certains ont des parents dans la communauté – nous aident à reconstruire », explique la mairesse. « Les NPA (guérilleros de la New People Army) ne sont pas le problème, ajoute un autre villageois, le problème c’est l’armée qui nous accuse de les aider ». Quand les pêcheurs de Nagusubu, dans la province de Batangas, à deux heures de route de la capitale, sont expulsés pour laisser la place à un complexe touristique, ils ne voient pas d’un mauvais œil la guérilla désarmer les vigiles de la compagnie et incendier quelques uns de ses véhicules.

Mais ce genre de considération n’émeut guère le président philippin.
Après avoir, avec sa délicatesse coutumière, averti Agnès Callamard, rapporteuse spéciale des Nations Unies sur la question des exécutions extra-judiciaires, qu’il n’hésitera pas à la gifler si elle s’avise de lancer une enquête le concernant ; puis menacé de s’en prendre aux organisations de gauche, accusées d’être le « front légal » du CPP-NPA [2] ; le président Rodrigo Duterte, s’adressant aux militaires, vient d’ordonner : « Si vous croisez un NPA ou un terroriste armé, ne discutez pas : tirez ! Je réponds de tout ».
A consulter le macabre bilan de ces derniers jours, établi par l’organisation de défense des droits humains Karapatan, l’armée n’avait pourtant pas besoin d’encouragements :
– 23 novembre : Vivencio Sahay, dirigeant de l’organisation paysanne UMAN-KMP (province d’Agusan del Norte dans l’île de Mindanao), maintes fois accusé par l’armée d’appartenir au « front légal » de la guérilla, est abattu par des tueurs non identifiés.
– 25 novembre : Apolonio Maranan, 24, militant de l’organisation paysanne Anakpawis, dans la commune de Davao, est abattu par des éléments présumés du 16th bataillon d’infanterie.
Le même jour, la maison d’Imelda Gagap, militante paysanne d’Agusan del Norte qui avait dénoncé les exactions des militaires dans sa communauté, est mitraillée par deux hommes en moto.
– 26 novembre : Sargie Macallan, coordinateur de Katungod-Northern Samar, qui cherchait à obtenir des informations sur trois paysans disparus, est détenu et torturé par l’armé.
– 27 novembre : Elisa Badayo et Elioterio Moises, qui participaient à une mission d’enquête de l’organisation de défense des droits humains Karapatan, dans la province de Negros Oriental, sont abattus par des membres des forces de sécurité locales.
– 28 novembre : Rodrigo Timoteo, militant paysan de la Compostela Valley Farmers Association est abattu par de éléments présumés du 66th bataillon d’infanterie.


[1] Le 15 février 1898, une explosion à bord du navire de guerre USS Maine, ancré dans la rade de La Havane, entraîne la mort de 266 hommes… et sert de prétexte aux EU pour déclarer la guerre à l’Espagne (25 avril 1898). Ce sera une guerre éclair, dont les premiers combats se déroulent aux Philippines, dans la baie de Manille où, le 1er mai 1898, l’escadre américaine détruit la flotte espagnole. Aidés par les mouvements indépendantistes philippins, les américains s’emparent de Manille le 13 août de la même année. Signé le 10 décembre 1898, le Traité de Paris met fin à la guerre. L’Espagne reconnaît l’indépendance de Cuba et cède les Philippines, Porto Rico et l’île de Guam aux États-Unis pour de 20 millions de dollars.
Les EU qui avaient d’abord soutenu les revendications des indépendantistes philippins font alors volte-face et imposent leur protectorat.
La guerre qui s’ensuit est d’une rare violence, officiellement achevée en 1902, elle durera en réalité quatorze ans et constitue l’une des premières manifestations de l’impérialisme nord-américain.

[2] Sont nommément désignés Bayan (organisation qui chapeaute les différents secteurs de cette gauche légale), le KMU (principale centrale syndicale du pays) et Piston (organisation des chauffeurs de jeepneys qui ont récemment mené un mouvement de grève largement suivi).