Hong Kong 2015

Fiction

L’âge du capitaine (11) Dinteville

Me voici contraint d’ouvrir une nouvelle parenthèse pour relater l’itinéraire du Docteur Dinteville, et notamment – parce qu’ils concernent notre histoire – ses détours par Hong Kong et les Ardennes. J’espère que les lecteurs qui ont eu la patience de me suivre jusqu’ici ne m’en tiendront pas rigueur.

Fils d’un médecin de campagne tourangeau, Dinteville grandit persuadé que chacune de ses flatulences était un pet de génie. A l’adolescence, le prétentieux se doubla d’un velléitaire qui renâclait au premier obstacle et préférait attribuer ses échecs à la stupidité des autres plutôt qu’à sa propre inconsistance. Il s’essaya à l’écriture, certain que sa plume ne pourrait accoucher que de best-sellers, et renonça après que sa première et unique nouvelle adressée à une obscure revue littéraire lui eut été retournée. Il envisagea de faire carrière en politique, brigua le poste de secrétaire départemental des jeunesses d’extrême centre – première étape, selon lui, sur le chemin de l’Élysée – et déchira sa carte après avoir été débouté. Il obtint son bac à vingt ans et s’engagea en traînant les pieds sur les traces de son paternel, par fatalisme plus que par vocation.
Sur la fin de ses études de médecine c’est autour du poker que se mirent à graviter ses chimères. Passablement retors, maître de ses émotions et disposant d’une bonne mémoire visuelle, il bluffait bien et gagnait souvent. Il en conclut qu’un destin à la Phil « Kid » Ivy lui tendait les bras, se mit à cultiver ses airs de mauvais garçon, rêva de piles de jetons et de full aux as étalé sur un tapis vert de Macao ou Las Vegas.

Il fréquentait alors les héritières d’une famille cossue amie de ses parents. La benjamine, élue Miss Nougat de Tours l’année où il fut sacré carabin, avait sa préférence. Mais la donzelle ne manquait pas de prétendants et, après l’avoir fait tourner en bourrique, lui préféra un avant-centre des Pionniers de Touraine. Dinteville capitula sans combat et se rabattit sur l’aînée des deux frangines, petite dinde potelée qui, pour être moins sollicitée que sa cadette, n’en était que plus friande de plaisirs charnels. Le mariage programmé, on parla lune de miel et voyage de noce. Dinteville se demandait comment éviter Venise et placer Macao ou Las Vegas. Il temporisa, fit traîner, se décida enfin, arguant d’un colloque international auquel participerait un généticien en vogue, à évoquer timidement Hong Kong – de Hong Kong à Macao, il n’y a qu’un saut en ferry….
– Joindre l’utile à l’agréable, plaida-t-il sans grand espoir.
Sa promise ne le laissa pas finir et, à son grand étonnement, applaudit des deux mains :
– Ouiiiiii !!! Ursula, tu te rappelles… mais si, cette copine, je t’en ai déjà parlé, nous avons fait les quatre-cents coups ensemble…
L’Ursula en question avait, l’année précédente, obtenu un poste d’attachée commerciale dans la colonie anglaise.
– … et bien pas plus tard qu’avant-hier, j’ai reçu une lettre par laquelle elle m’invite à lui rendre visite.
Tout s’arrangeait pour le mieux. Les jeunes mariés atterrirent à Hong Kong la veille de l’ouverture du séminaire.

Hong Kong

Dinteville ne s’était jamais intéressé à la génétique, le colloque invoqué n’était qu’un prétexte. Et si le nom d’un des conférenciers – un certain Yoon Young-Jae, maître de recherche à la Yonsei Univeristy de Séoul et étoile montante dans sa discipline – avait retenu son attention, c’est parce qu’il l’avait lu dans une revue people, l’article mentionnant l’addiction au poker du généticien prodige.

L’après-midi de la conférence – elle se tenait dans un amphithéâtre de la Hong Kong University – Dinteville confia son épouse, qui dorait au bord de la piscine de l’hôtel, aux bons soins d’un barman brésilien – Ursula avait promis de la rejoindre un peu plus tard.
Originaire de Rio de Janeiro, le mec était un génie du cocktail, capable d’élaborer des mixtures époustouflantes à partir de n’importe quoi. Sa règle du jeu consistait à demander au client de choisir deux ingrédients (l’un alcoolisé, l’autre pas) à partir desquels le druide carioca – après un temps de concentration, paupières closes, paumes tournées vers le ciel, pouce et index s’effleurant dans une position propice à la communion de l’Âme et Univers – concoctait un élixir original, trouvant les additifs justes, dosant les yeux fermés, agitant son shaker en virtuose des maracas. Détonantes ou délicieusement suaves ses potions étaient toujours merveilleusement réussies – son « foie gras mixé avec vodka et glace pilée », son « Martini corne de rhinocéros et jus de gingembre » ou son « alcool de riz et purée de méduse (à déguster tiède) » appartenaient à la légende. Et, touche finale à son image, l’artiste se vantait de ne jamais noter ses recettes, faisant de chacune de ses créations une œuvre unique qu’il improvisait, disait-il, en tenant compte de la personnalité du client, de l’heure, du climat, de la lune et de son propre état d’esprit. La jeune mariée fut rapidement conquise. Elle caressait négligemment l’avant bras velu du maître des saveurs et venait de s’offrir à tester ses recettes aphrodisiaques quand Ursula la rejoignit.

Dinteville n’avait écouté que d’une oreille les propos du conférencier, mais alla le féliciter à l’issue de sa prestation. En quelques mots il passa habilement de la connaissance du génome humain à celle du jeu de l’adversaire dans une partie de Texas Hold’em. C’était gagné. La conversation autour de leur passion commune s’éternisant, les deux hommes décidèrent de la poursuivre en buvant quelques bières dans un bar de Kowloon. Ils devisaient, marchant côte à côte dans une rue bordée de restaurants aux devantures débordantes d’abats de toutes sortes, canards laqués, poissons séchés et calamars prêts à être émincés et jetés dans les bols de nouilles fumantes, quand ils furent alpagués par un prétendu étudiant. Il se proposait de servir de guide à ces messieurs et connaissait un salon très propre où l’on dispensait les meilleurs massages de ville :
– Les filles très gentilles…
Non… tant pis, sans doute préféraient-ils une partie de poker ?
– La police, pas de problème…
Le jeu est officiellement interdit à Hong Kong, mais leur guide avait ses entrées dans les clubs privés…
– VIP !
Ils le suivirent. Ce n’était pas un traquenard, le tripot était sans doute contrôlé par les Triades, mais les parties s’y déroulaient à la loyale. Au début, Dinteville gagna mais Yoon résistait très honorablement et les mains s’équilibrèrent bientôt. Chacun leur tour, les deux adversaires firent appel aux services d’un prêteur et signèrent des reconnaissances de dette. Ils finirent par se retrouver seuls en lice. Dinteville regarda ses cartes, sentit que l’heure de l’hallali avait sonné. Yoon misa, il relança, Yoon suivit. Dinteville n’hésita pas – il était quasiment inimaginable qu’il fut battu – et poussa tous ses jetons sur le tapis, pour voir. Ce qu’il vit le laissa effondré.

Dinteville laissa sur la table quelque deux-mille dollars : il ne sortait pas ruiné de la partie, mais profondément humilié et cette défaite marqua un tournant de son existence. De retour à l’hôtel, tard dans la nuit, il trouva la chambre nuptiale vide et rentra seul de son voyage de noce : la jeune mariée s’était envolée avec le barman exotique. Revenu en France, il grilla un stop au volant de sa décapotable alors qu’il se repassait pour la millième fois le film de cette maudite partie : l’accident ne fit pas de blessés mais transforma son élégant coupé en tas de ferraille et lui valut six mois de retrait de permis. Il perdit ensuite un ticket de PMU – le ticket était gagnant mais la poche de sa veste trouée. Puis une erreur de diagnostic manqua lui faire perdre son caducée et lui occasionna un coûteux procès. Il se remaria, mais sa seconde épouse ne savait pas cuire les œufs au bacon comme il les aimait pour son petit déjeuner – elle mourut heureusement très vite et Dinteville crut un moment que la chance avait enfin tourné. Mais non : son crâne se dégarnit précocement, les poils qu’il cultivait avec amour sous ses narines, peignait et taillait artistement, ternirent. Et il finit par se persuader que les portes du métro se fermaient systématiquement devant lui et qu’il se mettait à pleuvoir chaque fois qu’il sortait faire son jogging. De tous ses déboires, Dinteville rendait Yoon responsable. Il avait du jour au lendemain remisé ses cartes au fond d’un tiroir, et chaque mention du scientifique coréen, dans la presse ou à la télé, ravivait en lui une haine inextinguible. Et puis un jour – il était depuis quelques années établi à Lablonde-les-Morts – Dinteville apprit que l’objet de son ressentiment s’était retiré dans les Ardennes.

Un vieillard rongé de remords

Il hésita longtemps et, quand il prit la route pour aller rendre visite à l’ermite, Dinteville ne savait pas s’il allait le tuer, lui demander une revanche – il avait emporté un paquet de cartes – ou s’effondrer en larmes devant lui.
L’entrevue le laissa sur sa faim.
Le brillant scientifique n’était plus que l’ombre de lui-même, un vieillard rongé par le remord.
Mais ce qui affecta le plus Dinteville fut que Yoon ne le reconnut pas. Au médecin qui lui rappelait Hong Kong et leur partie de poker, le vieux savant – il ne jouait plus depuis longtemps – répondit :
– Ah… peut-être…
Le cataclysme qui avait détruit la vie de Dinteville n’était, pour le coréen, qu’une anecdote insignifiante, indigne de figurer dans sa mémoire. Le médecin prit congé abruptement, plantant là son interlocuteur qui haussa les épaules sans plus chercher à comprendre ce qui avait pu motiver la visite de cet antipathique.

Avant de prendre le chemin du retour, Dinteville fit un détour par le village de Crénom-la-Coquette. Apprenant qu’il se rendait dans les Ardennes, une patiente dont il avait dû annuler le rendez-vous, l’avait supplié de rendre visite à sa fille et tenter de la convaincre d’abandonner l’horrible secte végan qui l’avait endoctrinée. La brebis égarée avait troqué son prénom original contre celui de Colombe. Elle écouta en soufflant le sermon du médecin, qui n’insista guère : la ramener dans le droit chemin, Dinteville n’en avait à vrai dire rien à foutre. Elle lui offrit une tisane et ils en virent – va savoir comment – à évoquer le professeur Yoon et les soupçons de manipulations génétiques sur des organismes vivants qui pesaient sur lui. L’apôtre était scandalisée. Elle rameuta frères et sœurs :
– Il faut que vous entendiez ça…
Le médecin ne savait pas grand-chose mais il inventa, broda, se défoula devant un auditoire acquis d’avance et se sentait soulagé en quittant Crénom-la-Coquette. Il ne pouvait imaginer les conséquences qu’auraient, dans un futur proche, ses affabulations.
Dinteville le devina en apprenant la disparition du vieux scientifique. Il lui fallut plusieurs semaines pour se décider à reprendre la route des Ardennes. Ce qu’il découvrit en arrivant au domaine de la secte, vous l’imaginez sans peine. Les ossements abandonnés sur une sorte d’autel ne pouvaient être que ceux de son ennemi et ce ne fut pas un sentiment d’horreur qu’il ressentit, mais de triomphe.
– Ah ! tu fais moins le fier maintenant.
Et sur une impulsion incontrôlable, il emballa dans un sac poubelle et cacha dans le coffre de sa voiture le squelette auquel manquaient la jambe et le pied droit, sans doute emportés par un renard ou un chien errant.

Le dénouement inattendu et les conclusions de l’enquête policière le libérèrent de ses craintes. Il installa le squelette – baptisé Horatio en référence à l’Horace grec condamné pour la victoire même qu’il avait remporté sur les Curiaces – dans la salle d’attente de son cabinet et, tous les matins en arrivant, il saluait son trophée d’un ironique :
– Une petite partie Professeur ?
Jusqu’au jour où il se rendit compte qu’un individu au type asiatique rôdait autour de son cabinet. Les sinistres rumeurs concernant les activités du scientifique défunt lui revinrent en mémoire et, pris de panique, il décida de disparaître. Au moment de remettre les clés à celle qui prenait sa relève, une pensée macabre pour son vieil ennemi traversa son esprit et Dinteville demanda à sa consœur géante de conserver Horatio, disant qu’il repasserait un de ces jours.

… à suivre