France 2013

Fiction

L’âge du capitaine (13) L’art de la fugue

La fugue [1], c’est quand un musicien commence à jouer tout seul, sans attendre le signal du chef, et que les autres instrumentistes se lancent à sa poursuite. L’intérêt de ce genre de morceau réside dans le suspens qu’il génère : l’échappé qui fait la course en tête sera-t-il ou non rattrapé avant la dernière mesure ?

Des rafales de vent soufflant à deux-cents kilomètres/heure et une mer démontée n’empêchent pas Galina et Gros Mérou, chacun chevauchant son jet-ski, de faire des projets d’avenir et se chamailler sur les motifs de la tapisserie de leur future chambre à coucher – ils s’accordent sur le vert fluo du fond mais…
– Avec des poulpes roses, insiste Gros Mérou.
– Non, un motif floral, genre végétation tropicale, exige Galina.
Ils viennent de basculer de la crête écumante d’une vague haute comme une montagne et dévalent à une allure vertigineuse la pente liquide, comme aspirés par le creux abyssal qui menace de les engloutir, quand leurs montures, presque simultanément, rendent l’âme.
– Je dois t’avouer une chose, dit alors Galina.
– Oui ma Poulette ?
– Je ne sais pas nager.
– Excellente occasion pour apprendre : première leçon…
Et voilà comment, quelques heures ou quelques jours plus tard – difficile d’évaluer le temps qui passe dans de telles circonstances –, Galina flotte sans l’aide de personne, pratiquant une brasse sommaire mais suffisante pour la faire avancer, au moins jusqu’à cette plage inconnue sur laquelle les naufragés finissent par prendre pied.

En descendant du Transsibérien

Le temps s’est remis au beau. Une buvette – bambou et toit de palme, un banc de bois pour les clients. Ils commandent deux cafés.
– Et des croissants.
Une matrone souriante verse un cuillerée de poudre soluble dans chacun des gobelets qu’elle remplit d’eau chaude, néglige les croissants.
– Du sucre ?
A défaut de viennoiseries, ils peuvent se sustenter de riz accompagné de poisson séché ou d’œufs au plat.
– Va pour les œufs…
Rassasiés, ils demandent leur chemin à l’hôtesse venue récupérer les plats vides.
– Jooooo…
Un grand échalas émerge de derrière la hutte, traînant ses tongs.
– C’est mon fiston, il va vous conduire…
Galina et Gros Mérou emboîtent le pas du guide qui les confie bientôt à un morveux qui les mène jusqu’à un carrefour où poireaute un préposé rougeaud qui hèle un triporteur qui les dépose un kilomètre plus loin au bord d’une grand route parsemée de nids de poule. Un bus approche, s’arrête à leur hauteur, se soulage d’un pet de gaz noirâtre. Ils montent. Grincement d’embrayage, hoquet, quinte de toux, pétarade, ronflement, le véhicule repart, brinquebalant. Terminal routier en bordure d’un patelin apathique. Un autre bus – Pullman, cette fois – jusqu’à la ville, où ils louent une voiture – ils disposent chacun d’un confortable pécule en dollars roulés serrés dans leur ceinture waterproof. Gros Mérou prend le volant et suit les panneaux « toutes directions ». Quelques heures plus loin, Galina lance le débat sur la façon de reconnaître, parmi « toutes », les « bonnes » des « mauvaises » directions – ils ne parviennent pas à se mettre d’accord. Une panne d’essence vient opportunément trancher la querelle alors qu’ils sont presque arrivés au sommet d’un col passant entre de hautes montagnes au sommet couvert de neige. Ils continuent à pied, deux ou trois jours peut-être, jusqu’à ce qu’une bagnole secourable les prenne en stop. Elle les dépose au bord d’un large fleuve aux eaux caca d’oie, un ferry les emporte sur l’autre rive, un mini-van un peu plus loin, un deuxième mini-van les abandonne devant une gare imposante. Depuis la plage de départ, les fugitifs ont, sans s’en rendre compte à moins que j’ai simplement oublié de le mentionner, franchi deux ou trois frontières. Le voyage en train est long mais confortable. Ils tuent le temps en regardant défiler la steppe et buvant du thé dans le wagon restaurant où un samovar est à la disposition des voyageurs. A leur descente du Transsibérien, ils prennent le métro à Komsomolskaia. Il y a foule dans la rame où règne une chaleur d’étuve. Ils dégottent quand même deux sièges libres, s’assoient et, bercés par le balancement du wagon, s’endorment presque aussitôt.
– On a raté l’arrêt, constate Gros Mérou en se réveillant.
Ils avaient prévu de descendre à Châtelet-Les Halles et prendre le RER B jusqu’à Roissy, mais sortent de terre à la Estación Isabel la Católica, à deux pas du Zócalo, en plein centre de Mexico. La nuit est tombée. Ils la passent dans un hôtel de passe. Le lendemain, ils se rendent séparément à l’aéroport, sautant d’un taxi à l’autre, multipliant tours et détours, s’arrêtant à tout moment devant les devantures pour vérifier dans le reflet des vitrines qu’ils ne sont pas suivis. A l’aéroport Benito Juarez, ils prennent deux vols distincts pour des destinations diamétralement opposées. Chacun effectuant son tour du monde en quelques jours et plusieurs escales, ils se retrouvent la semaine d’après dans une aérogare pas très éloignée de celle où ils se sont quitté. Le vol suivant est un vol de nuit. Au comptoir de la compagnie, ils s’enregistrent séparément, sous de faux noms, avec des passeports remarquablement contrefaits que les douaniers tamponnent sans rien soupçonner. Ils sont presque sûrs d’avoir égaré leurs poursuivants. Mais presque seulement. Et quoi qu’ils fassent, où qu’ils aillent, les deux fugueurs savent que la WARM Co les traquera sans répit, jusqu’au bout du monde et au-delà si nécessaire.
– A nous de toujours garder quelques mesures d’avance, conviennent-ils.

Savoir garder une mesure d’avance

Ainsi Galina et Gros Mérou prirent-ils l’habitude de vivre en gibier, ne dormant que d’un œil, les naseaux frémissants flairant l’approche des chasseurs, en bédouins inquiets déménageant sans cesse d’un campement à l’autre, en clandestins entraînés à plier bagages et disparaître à la moindre alerte, toujours sur le départ, toujours sur le qui-vive, toujours prêts à calter, carapater, décamper, déguerpir, détaler, filer, fuir, mettre les bouts, les voiles, prendre la poudre d’escampette, se tailler, se sauver, se tirer en jet, bateau, tacot, métro, moto, vélo, cargo, chariot, pédalo, bourricot… Ils gagnèrent en tournant autour du globe dans un sens le temps qu’ils perdaient en voyageant dans l’autre et les décalages horaires finirent par s’annuler. Ils changèrent d’identité comme de chemise, de pays comme de couvert, de métier plus souvent qu’à leur tour : coupeurs de canne au Brésil, petites mains dans un atelier de confection au Bangladesh, bateliers sur la Volga, conducteurs de tuk-tuk à Phnom Penh, mineurs au Katanga, pêcheurs d’anchois au Pérou, chercheurs d’or dans le Klondike, croupiers à Macao, chameliers dans le Hoggar, gardiens de phare à Ouessant, œnologues au Cap, mariachis à Veracruz…
A San Francisco ils se firent passer pour un couple gay – Galina s’était coupé et teint les cheveux en roux flamboyant et portait une moustache postiche. Un jour qu’ils longeaient, main dans la main, le terrain de basket où se réunissait le gang du quartier, le couple fut pris à partie par les voyous. S’emparant du ballon, Galina les défia…
– A cinq contre un, Homies.
… et leur infligea une raclée mémorable. Un sélectionneur passait par là, il lui offrit de signer avec les Golden State Warriors. L’équipe réalisa cette année-là sa meilleure saison et se retrouva en finale du championnat NBA. Hélas, la veille du match décisif contre les Bulls de Chicago, Galina fut démasquée alors que, mue par un vieux réflexe, elle était entrée dans des toilettes pour dames. Les Warriors furent battus, le couple une fois de plus contraint de disparaître.

Leur périple les mena ensuite dans le village natal de Gros Mérou. Là, on leur dit que Doña Ma, qui ne s’était jamais pardonné d’avoir voulu noyer son fils, s’était faite nonne et résidait dans un couvent de Carmélites aux pieds nus bâti sur les rives du lac Titicaca. A ce qu’on racontait, la Hermana Ma (Sœur Ma) avait fait vœu de silence, s’était rasé le crâne, se levait aux aurores pour dire ses matines, se flagellait jusqu’au sang, portait une robe de bure sombre, se nourrissait exclusivement de bouillon d’ortie, jeûnait le vendredi, dormait sur une planche nue (la planche, pas Ma). En arrivant au monastère, Gros Mérou et Galina s’attendaient au pire, mais…

Peu avant leur venue, la supérieure du couvent était brutalement décédée – alors qu’elle s’était isolée pour satisfaire à un besoin pressant quoique fort éloigné des préoccupations spirituelles de son ordre, elle laissa choir son chapelet dans la cuvette des toilettes et un « MIERDA ! » incontrôlé, jailli du fond de ses entrailles, remonta tel une bulle d’air, tel un péché mortel, jusqu’à sa gorge où il resta coincé, entraînant l’asphyxie définitive de la malpolie – Amen ! La plus zélée des moniales fut désignée pour assurer l’intérim : c’était Ma. En apprenant sa nomination, ses consœurs s’inquiétèrent, redoutant la sévérité proverbiale de l’ancienne institutrice. Aussi, le lendemain de sa prise de fonction, quand Madre Ma s’adressa aux religieuses rassemblées pour les laudes, celles-ci étaient-elles dans leurs petits souliers.
– J’ai fais un rêve…
Grand silence dans la chapelle, où l’on aurait entendu un ange voler si par miracle il y en avait eu.
– … « aimer, être aimée, faire aimer l’AMOUR » – en majuscules s’il vous plaît –, « telle est ta mission et celle de ton ordre », me rappela l’être de lumière qui m’était apparu en songe…
De qui s’agissait-il ? Ma ne le révéla jamais et l’identité du visiteur nocturne devint, les jours suivants, l’objet de maintes conversations au cours desquelles toutes sortes d’hypothèses furent envisagées : des grivoises – un rêve humide inspiré par le jardinier du couvent, bien membré, prétendaient les nones gloussantes et rougissantes – aux mystiques – un Christ auréolé de lumière se serait introduit à minuit dans sa cellule pour lui indiquer la VRAIE VOIE –, en passant par les pragmatiques – un vulgaire cauchemar provoqué par quelque dérangement intestinal – et les inquisitrices – qui voyaient, derrière l’hallucination, poindre les cornes de Satan. Mais en fin de compte, quelle importance ?
– … émue jusqu’aux larmes, poursuivit Ma, je me contentais de hocher la tête. « Mais vous vous y prenez mal », m’admonesta le messager d’un ton sévère et, avant de disparaître il prononça ces paroles définitives : « l’AMOUR se partage par tous les sens ».
Théâtrale en diable, Ma s’était tue et promenait sur l’assistance muette un regard illuminé.
– J’ai médité l’avertissement, reprit-elle, et décidé d’utiliser les pouvoirs qui m’ont été conférés pour nous ramener dans le bon chemin, en finir avec nos interdits barbares, nos superstitions absurdes, nos pénitences perverses…
Certaines prétendirent par la suite qu’un halo de lumière bleutée surnaturelle émanait alors de Madre Ma, qui conclut son prêche par un vibrant :
– Ainsi les filles, je vous le dis, je vous l’ordonne : jouissez sans entrave… et vive la libre pensée !
Après un instant de stupéfaction, l’assemblée éclata en applaudissements enthousiastes et sifflets scandalisés. On pu craindre un court laps que le conflit dégénère en rixe mais, dominant le chaos comme l’avant-garde d’une fanfare divine, le « pom, pom, pom, pom » bonhomme d’un hélicon s’éleva au-dessus de la mêlée. C’était Ma qui, se souvenant du répertoire qu’elle jouait avec la banda de son village, attaquait un huayno endiablé. Elle venait d’enchaîner sur une cueca chilienne quand un bombo, apparu comme par magie, se mit à battre le rythme – tac pou-poum tac poum poum –, puis une guitare, un charango, une quena se joignirent au concert, tandis que le couvent réconcilié reprenait à pleine voix le refrain…
Morenita, morenita de mis amores, aïe, aïe, aïe !!!
… et que Ma déchaînée relançait :
Dos, dos !!!

Nonnettes rebelles

La nouvelle du soulèvement des Carmélites aux pieds nus se propagea comme une traînée de poudre. Quelques jésuites du voisinage, trop contents de narguer les autorités ecclésiastiques de la province, prirent un malin plaisir à rendre visite aux hérétiques – ils espéraient en outre et sans vouloir l’avouer obtenir quelques faveurs des nonnettes libérées. On frôla l’excommunication. L’évêque, très ennuyé, hésitait à alerter Rome. Il préféra temporiser.

On en était là quand Galina et Gros Mérou vinrent frapper à la porte du couvent. Ma versa des larmes de joie en retrouvant le fils prodigue. L’abbesse insurgée avait adopté le costume local : chapeau melon, poncho, trois couches de jupons sous sa jupe plissée, épaisses chaussettes de laines, godillots – les nuits sont froides dans les Andes. Du bas de son mètre cinquante elle n’en finissait pas d’inspecter sa bru des pieds à la tête, se grattant le crâne en signe d’incrédulité.
– Double-mètre… muchacha, j’y crois pas…
Se résignant enfin à accepter l’évidence – et Galina par la même occasion – comme un de ces phénomènes naturels et néanmoins inexplicables, elle distribua ses ordres et les sœurettes s’égayèrent en courant. Elles revinrent les bras chargés de victuailles, flacons de pisco et bouteilles de vin argentin. Elles allumèrent un feu de bois, mirent à cuire sans les peler des monceaux de pommes de terre rouges, brunes, mauves, noires, jaunes, rôtirent des ribambelles de cuys [2], grillèrent des épis de maïs…
Ma assura ses protégés qu’ils seraient en sécurité au monastère et pouvaient y demeurer aussi longtemps qu’il leur plairait – du moins tant qu’elle n’en serait pas expulsée. Ils résistèrent une semaine. Après quoi, ne supportant plus d’être réveillés dès l’aube au son de l’hélicon, Gros Mérou et Galina reprirent leur bâton de pèlerin.
Un jour, enfin, ils arrivèrent à Lablonde-les-Morts, où ils décidèrent de poser leurs valises… incapables d’imaginer qu’ils y croiseraient le chemin posthume d’un des protagonistes de cette histoire : Horatio, connu de son vivant sous le nom de Yoon Young-Jae.

… à suivre


[1] Jean-Sébastien Bach, grand plaisantin devant l’éternel, adorait ce genre de facétie qu’il éleva au rang d’art.

[2] Cuy : cochon d’inde, se prononce… oui, comme ça.