France 2013

Fiction

L’âge du capitaine (14) Bas les masques !

A l’issue de la réunion à bord du Colombo, le commissaire Bossenec a raccompagné le colonel Pak et le duo Untel mais retenu Dujardin. Un peu plus tard, assise, muette, dans la Berlingo du commissaire, la barbouze regarde défiler les vignobles. Au volant, Bossenec réfléchit, tout en gardant un œil sur l’écran de son smartphone : trois points s’y déplacent selon un itinéraire routier partant de Lablonde-les-Morts, le deuxième suit le premier à faible distance, le troisième – qui indique leur propre position – se maintient un peu en retrait.

Institut médico-légal. C’est l’heure du midi, le personnel déjeune, les pensionnaires dorment ou font semblant et n’accordent aucune attention à l’intrus qui vient de forcer la serrure et descendre les quelques marches qui mènent au sous-sol. Le visiteur clandestin se déplace silencieusement. Ses gestes sont rapides, précis, efficaces, ses sens en alerte. Il prend soin de dissimuler son visage aux caméras de surveillance : un professionnel.
– 추운! (ça caille !) [1], frissonne le colonel Pak en pénétrant dans la morgue.
Le colonel Pak ? Tiens donc ! Un officier régulièrement mandaté et qui affirme agir avec l’approbation des autorités hexagonales s’autoriserait-il une incursion aussi manifestement illégale dans un bâtiment officiel ? Se permettrait-il d’ouvrir méthodiquement, les uns après les autres, les caissons réfrigérés hébergeant les paisibles clients de l’établissement ? Hum… Sacrément louche, le bonhomme !

Les pieds devant

La première chose qu’on voit d’un macchabée, quand on le tire de l’étroit logement où il repose allongé sur le dos et une civière coulissante en acier brossé, ce sont les arpions – on quitte la vie les pieds devant, mais on entre tête la première dans un caisson de la morgue. Les nougats, en effet, dépassent généralement du linceul et portent, accrochée à l’un des gros orteils, une étiquette sur laquelle sont inscrits le nom, le prénom et la date d’arrivée du client.
– 안녕 교수 (Bonjour professeur), sourit le coréen en découvrant l’occupant de la quatrième cellule en partant de la gauche.
Du vénérable Yoon Young-Jae ne reste qu’une charpente incomplète : côté droit manquent le tibia, le péroné et vingt-six os du pied – que vous me permettrez de ne pas détailler. D’autant que ce ne sont évidemment pas les panards du défunt qui motivent l’incursion du colonel. Pas plus qu’un désir irrépressible de se recueillir sur la dépouille du cher disparu. Non, le coréen n’a pas de temps à perdre en démonstrations d’émotion superflues. Prestement, il tire la civière hors de son logement, soulève le linceul découvrant du même coup un visage osseux aux orbites légèrement bridées, écarte les mâchoires d’un geste sûr et dévisse un implant fixé sur la mandibule du savant. Une molaire. Il la prend entre le pouce et l’index de la main gauche et, de l’ongle du majeur droit, fait jouer le mécanisme qui éjecte une micro-puce insérée dans une encoche ménagée sur la face intérieure de la prothèse.
– 잘 (OK).
Satisfait, il repousse la puce dans sa cachette, ouvre grand son propre bec, en retire une ratiche en tout point identique à celle qu’il vient de piquer à Yoon et inverse les deux prothèses, vissant la sienne sur le maxillaire inférieur du squelette et le chicot d’icelui dans son propre clapet. Puis il rabat le drap sur le crâne de son compatriote trépassé, remet la civière en place et vient de verrouiller la porte du casier quand il sent le canon d’une arme lui chatouiller délicatement le bas du dos.
– Pas un geste, collègue…

Absorbé par sa tâche, le colonel Pak n’a pas entendu les Untels approcher. Funeste inattention, qui lui vaut d’être à présent tenu en respect par l’un des inséparables tandis que l’autre le fouille, le déleste d’un .38 qu’il tend à son partenaire et ordonne :
– La dent.
Avec un soupir résigné, le coréen extrait de son dentier la prothèse qu’il vient d’y fixer et la tend au ricain, qui la transfère illico dans sa propre cavité buccale…
– Je l’ai.
… puis tire de la poche de son veston une minuscule seringue emplie d’un liquide transparent, l’oriente pointe en haut, pousse le piston jusqu’à faire sourdre une goutte au bout de l’aiguille et éliminer les bulles d’air résiduelles, injecte enfin le contenu dans le cou du coréen.
– Bonne nuit.
Pak s’affaisse dans les bras de l’agent Untel qui dépose le corps inerte sur le carrelage froid de la morgue et se relève.
– Allons-y.
Mais quelque chose ne tourne pas rond : le second ricain – celui doté d’un abominable accent texan – a rengainé son arme et tient dans sa main droite le pistolet du coréen qu’il braque fermement sur la bedaine de son binôme.
– Hé, mais, qu’est-ce que tu fais ?
– Désolé vieux, ricane l’alter ego, c’est ici que nos chemins se séparent… La dent, please.
– Hein… je… toi…
Stupeur et tout le tremblement, le mastard en bafouille, il en pleurerait presque.
– … non, non ce n’est pas possible…
Mais si.
Même que le faux-frère s’impatiente…
– Alors, la ratiche, t’aboules ou faut qu’je vienne la chercher ?
Fucking bastard
… et, sitôt fait, envoie sa moitié rejoindre le colonel Pak en hibernation, puis insère tranquillement la molaire convoitée à l’emplacement dans son bec à lui ménagé [2].

Ainsi donc, les soupçons soufflés à Bossenec par son auriculaire bavard se vérifient. Des masques tombent. Le colonel Pak outrepasse manifestement son mandat officiel. Ce qu’il cherche, nous le savons désormais, n’a rien à voir avec l’enquête sur la mort du professeur Yoon. Seul un petit morceau – une dent – du savant maudit l’intéresse. Et plus précisément, il est facile de le deviner, la micro-puce dissimulée dans cette dent. Mais qui est-il lui-même ? Un agent double, une taupe infiltrée dans la police du Pays du Matin Calme ? Et pour le compte de qui, dès lors, opère-t-il ? Comme on vient de le voir, il n’est d’ailleurs pas seul à guigner sur la quenotte, qui pourrait bien constituer le Saint Graal après lequel courent les acteurs de cette histoire. Les Untels notamment la briguent. Mais le tandem fédéral vient de se révéler fissible, sous les yeux du lecteur impuissant, conduisant du même coup à s’interroger sur l’identité réelle de chacun de ses composants. L’effarement de l’un m’incite à conclure à sa bonne foi. Mais l’autre, s’il n’est agent du FBI, qu’est-il ?

Un fort accent texan

Le lecteur attentif aura certainement relevé, comme autant de petits cailloux blancs semés chapitre après chapitre, les indices astucieusement distillés par l’auteur depuis le début de cette l’histoire. Il n’aura pu manquer le « fort accent texan » mentionné à propos de deux personnages, à priori distincts. Nous avons croisé l’un à Kiev, à deux reprises – la première fois il portait un uniforme d’officier de l’armée ukrainienne, la seconde fois une robe noire de pope –, nous l’avons retrouvé une troisième fois à Boston – affublé d’une chemise hawaïenne tape-à-l’œil et d’une casquette des Red Sox –, c’est lui qui a successivement appâté et piégé Galina – qui l’avait surnommé Bondage – pour le compte de la Warrior Academy Research & Manufacturing. L’autre est l’Untel dissident, présentement en train d’enfourner les corps flasques et ronflants de son collègue et du colonel Pak dans des caissons inoccupés de la morgue. S’agirait-il d’un seul et même individu ? Nos présomptions se muent en certitude quand nous voyons l’homme vêtu du costume strict des agents du Federal Bureau of Investigation tirer sur les pans de son veston et le retourner pour le transformer en une blouse vert d’eau, se coiffer d’une perruque de cheveux bouclés mauves, se tartiner les lèvres avec un bâton de rouge, retrousser son pantalon et chausser une paire d’escarpins à talons qui ne collent guère avec sa carrure de débardeur. Oui, cet Untel-là est bien notre Bondage qui vient de céder à sa manie du travestissement. Bondage qui, déguisé en femme de service, se dirige vers la sortie… où il tombe nez à nez avec Bossenec et Dujardin.

Des mouchards posés sous les voitures de ses « partenaires » coréen et d’outre-atlantique ont permis au commissaire de les filer à distance jusqu’à l’Institut médico-légal où, grâce aux caméras de surveillance, Bossenec et Dujardin n’ont rien perdu de la scène qui vient de s’y dérouler. Ils sont accompagnés du médecin légiste et d’une paire d’agents en tenue.
– Soyez gentil Dujardin, se marre Bossenec, récupérez la quenotte de Madame…
Et aux argousins :
– Sortez-moi les deux marmottes du réfrigérateur avant qu’elles attrapent la crève et réveillez-les… Je veux tout ce beau monde dans mon bureau dès qu’ils seront sur pieds.

* * *

Une heure plus tard au commissariat de Lablonde-les-Morts. Le colonel Pak émerge lentement, les yeux encore dans le vague, il dodeline de la tête. Bondage, menotté, essaie de se faire oublier – tâche ardue avec son rouge à lèvre vermillon et sa perruque mauve. Il est assis à côté de son ex-partenaire qui, au fur et à mesure qu’il se réveille, lui lance des regards de plus en plus furibonds. Sur le bureau du commissaire sont étalés trois pistolets et autant de silencieux, quelques chargeurs, deux seringues, un trousseau de clés… et une dent. Dujardin, rayonnant, se pavane dans la pièce.
– N’avais-je pas flairé, commissaire, que la vérité sortirait de la bouche d’Horatio ?
– Vous m’impressionnez Dujardin…
Bossenec a introduit la micro-puce dégagée de sa gangue d’émail dans un adaptateur idoine, qu’il connecte à son ordinateur.
– … mais arrêtez de tourner comme un lion en cage, ça me fatigue.
Le grand fauve, dompté, s’assied. Une fenêtre s’ouvre automatiquement sur l’écran du PC. A l’image d’un sablier qui se vide en quelques secondes succède un long traveling sur un fleuve majestueux charriant des blocs de glace entre ses rives enneigées tandis que résonnent, hiératiques, les premières mesures des Bateliers de la Volga et que les voix profondes des Chœurs de l’armée rouge emplissent l’espace. Le commissaire grimace.
– Qu’en pensez-vous Dujardin ?
Dujardin, Jean Dujardin hésite, se gratte la nuque, hoche la tête et, doctement, délivre son diagnostic :
– Que le professeur Yoon aimait la musique, commissaire.
Bossenec pouffe, se ressaisit, toussote et, son sérieux retrouvé, approuve puis se tourne vers Bondage, interrogatif.
– Ils nous ont berné, crache celui-ci.
C’est le moment que choisit le planton de service pour frapper à la porte.
– Une lettre pour vous, commissaire.

… à suivre


[1] Bien que la précaution puisse paraître superflue à la majorité de mes lecteurs (le coréen n’ayant pas de secret pour eux), il m’a semblé utile, pour les autres, de traduire les quelques mots prononcés par le colonel Pak dans sa langue natale.

[2] Pour la troisième fois en quelques minutes, la ratiche vient de passer d’une bouche à l’autre, c’est assez répugnant, j’en conviens, mais qu’y puis-je ? je ne fais que retranscrire les évènements tels qu’ils se déroulent, n’en dicte pas le cours.