Livre

Fiction

L’âge du capitaine (15) Mot de passe

Le commissaire ouvre la lettre que vient de lui remettre le planton et la lit en silence, sans commentaire ni en partager la teneur avec les huit paires d’yeux braquées vers lui comme si elles espéraient déchiffrer sur ses lèvres les mots inscrits sur le papier.

La missive s’enquiert d’abord de l’état de ses hémorroïdes.
– Comme neuves, murmure Bossenec, merci.
La semaine précédente, Galina a su éteindre l’incendie qui depuis des années torturait son fondement, et c’est avec un sentiment renouvelé de gratitude à l’égard de la démesurée disciple d’Hippocrate que le commissaire poursuit sa lecture. Les autres, qui ne peuvent comprendre, le fusillent du regard.
– Peut-on savoir… hasarde Dujardin.
Mais d’un geste sans réplique ni lever la tête le commissaire lui intime de se taire. Quand il a terminé, comme dans un film muet, il fronce les sourcils – signe de réflexion intense –, se masse l’aile du nez de l’index droit, fait mine de peser le pour et le contre, replie la feuille en quatre, la glisse dans l’enveloppe qu’il empoche, se lève. En même temps qu’il retrouve l’usage de la parole, un demi sourire transparaît sous son expression habituellement sévère.
– Vous voudrez bien m’excuser, messieurs, ce message requiert de ma part une réaction immédiate.
– M’enfin… proteste Dujardin.
Le commissaire écarte les mains en signe d’excuse.
– C’est personnel ET confidentiel.
La barbouze se renfrogne.
– Et puis, j’ai grand besoin de vous ici, Dujardin…
Bossenec brosse dans le sens du poil.
– … besoin de quelqu’un de confiance qui fasse patienter ses messieurs jusqu’à mon retour – difficile de vous donner une heure – et s’assure que personne ne quitte cette pièce.
Dujardin retrouve le sourire, se rengorge.
– Bien sûr commissaire, vous pouvez compter sur moi.
Bossenec aimerait en être sûr…

* * *

Vue sur la mer

Depuis le belvédère, la vue sur la mer est superbe et le coucher de soleil romantique à souhait, mais le policier n’est pas venu pour ça.
– Et maintenant ?
Il piaffe, jette un coup d’œil machinal à sa montre…
– Z’oseraient pas me poser un lapin, j’espère !
… regarde vers la sente qui se perd dans la garrigue, se retourne sur la route par laquelle il est venu, se penche au bord de la falaise battue par les vagues.
– Bonsoir commissaire.
Bossenec sursaute, il n’a pas entendu Gros Mérou approcher.
– Ah, quand même…
– Il fallait nous assurer que vous étiez bien seul, que personne ne vous avait suivi.
– Ouais, bon…
– Venez.
Ils s’engagent l’un derrière l’autre dans l’étroit chemin que nous avons déjà parcouru au début de ce récit, Galina, Gros Mérou et moi, quand la maréchaussée nous talonnait après que nous leur eussions assez cavalièrement faussé compagnie dans le commissariat.
– Attention…
Le moniteur de plongée guide le pandore pour franchir les derniers mètres acrobatiques qui mènent à la caverne où nous les attendons, la toubib, mézigue et notre cadeau emballé dans plusieurs épaisseurs de ruban adhésif qui le font ressembler à une momie égyptienne.
C’est au moment de prendre congé de nos amis du Lupanar que Pilou, vaguement soucieuse, nous a offert – « c’est un cadeau » – le stagiaire identifié par Galina comme un ponte, sinon le Big Boss itself, de la WARM Co.
– Embarquez-le, c’est une monnaie forte, vous trouverez sans peine à l’échanger.

* * *

A peine Bossenec avait-il claqué la porte du commissariat de Lablonde-les-Morts qu’Untel, l’authentique agent du FBI bien réveillé maintenant, se mit à faire un ramdam de tous les diables, réclamant à cors et à cris d’être mis en contact avec son ambassade. D’abord intraitable, Dujardin est vite débordé par les protestations de l’américain. Acculé dans les cordes – le commissaire restant injoignable sur son portable –, il accepte finalement de mettre Untel en communication avec la caserne des Tourelles, siège de la DGSE.
– Bonjour Agent Untel, je vous écoute…
Pendant dix minutes au moins, l’américain parlemente, en appelle à la collaboration entre services amis, menace, tempête, hurle à l’incident diplomatique, finit par se radoucir…
– Votre chef veut vous parler, dit-il, tendant le téléphone à Dujardin.
– Patron ?
– …
– D’accord Patron, je ne bouge pas.
Et il raccroche.
– Il va rappeler.
Untel acquiesce.
Avec tout ce raffut, personne n’a remarqué le colonel Pak qui bavarde discrètement à l’oreille de sa montre bracelet et, une fois ses instructions transmises, se fige dans une immobilité de marbre, comme indifférent à ce qui se trame dans la pièce.
Tchip Toubidoubidou Dim Dam Dom, chantonne allègrement le bigo de Dujardin, qui lui coupe aussitôt la chique.
– Patron ?
– …
– Tout de suite Patron.
Toujours au garde-à-vous, il repose le combiné, se tourne vers l’agent Untel :
– Vous êtes libre.
– Pas trop tôt, grommelle celui-ci.
Puis il récupère son arme, son smartphone et appelle un numéro pré-enregistré à Washington. Son correspondant, apparemment capable de lire entre les lignes, réagit au quart de tour : pendant la demi-heure qui suit, un intense chassé-croisé se joue entre les deux rives de l’Atlantique, la DGSE et le FBI, le FBI et le Pentagone, le Pentagone et la WARM Co, passe par des lignes sécurisés, des téléphones rouges, des messages cryptés, remonte jusqu’à l’Élysée, jusqu’à la Maison Blanche. On tire des ficelles, on active des réseaux, on exerce des pressions, on fait des pieds et des mains… Et sur le visage d’Untel, le sourire satisfait du vainqueur cède peu à peu la place à une expression d’amertume désabusée : on lui ordonne de se mettre à la disposition de Bondage – ce salaud, ce faux-frère –, auquel Dujardin est en train de retirer ses menottes – hé oui, la WARM Co a le bras long !

* * *

Dans la caverne cependant, Galina et Gros Mérou ont résumé pour le commissaire leurs parcours respectifs jusqu’à leur rencontre dans l’île, ce qu’ils y ont découvert, les activités auxquelles on s’y livrait, ils ont narré l’incursion de Gros Mérou dans le département de génétique, l’infection des ordinateurs par un cheval de Troie, le piratage des données de la WARM Co et, pour finir, relaté leurs années de cavale – nous connaissons tout ça, j’abrège.
Le commissaire, qui a écouté sans l’interrompre l’odyssée du couple veut alors savoir :
– La clé USB, celle sur laquelle se trouvent les données piratées, qu’en avez-vous fait ?
– Hélas, nous l’avons perdue lors de notre fuite, pendant l’ouragan. Nos poursuivants l’ignorent, ils doivent craindre que nous ayons mis des copies en lieu sûr et nous veulent vivants. Sans cela, ils nous auraient déjà rayé de la carte.
– Hmm… Et la dent ? demande-t-il encore, vous affirmiez dans votre message être les heureux détenteurs d’une molaire… disons, euh… très spéciale : je suis curieux d’en apprendre plus à son sujet.

Auberge de l’Amiral Benbow

L’attitude du docteur Dinteville, la seule et unique fois où elle le rencontra, avait surpris Galina : elle eut l’impression qu’en insistant un peu il lui aurait cédé pour trois fois rien les clés de son cabinet, tant il semblait pressé de s’esquiver, de boucler l’affaire et se sauver. Le sort d’Horatio, seul, semblait le préoccuper.
– Je ne peux pas l’emporter maintenant mais, s’il vous plaît, ne le mettez pas à la benne : c’est un héritage, il n’a qu’une valeur affective mais j’y tiens…
Le squelette n’était pas bruyant, ne dérangeait personne et demeura suspendu à sa potence dans la salle d’attente. Son propriétaire avait pourtant promis de passer le récupérer « un de ces jours » et, au bout de quelques semaines, Galina essaya de le joindre. Par téléphone d’abord, elle s’entendit répondre que le numéro qu’elle avait composé n’était pas attribué, par courrier ensuite, qui lui fut retourné avec la mention « n’habite pas à l’adresse indiquée ». Elle coinça alors Horatio entre quatre z’yeux, le pesa…
– Un peu maigre mon vieux, faudrait te remplumer.
… prit sa tension, l’observa à la loupe. Elle en conclut que sa mutation de l’état antérieur à celui de squelette ne remontait qu’à quelques années.
– Un héritage ? la belle blague !
Elle s’intéressa ensuite à la dentition dudit Horatio.
– Tiens donc…
Fixée sur la mandibule de son patient, elle venait de repérer une prothèse dentaire d’un modèle qui lui semblait étrangement familier. Une molaire, qui se dévissait.
– Ah ben ça alors !
Une fente ménagée sur la face intérieure de la dent servait de logement à une micro-puce : exactement le genre de gadget qu’elle avait si souvent manipulé durant son séjour dans l’Île.

– J’ai alors remplacé la quenotte originale par une autre, en tout point identique à l’exception du contenu de la micro-puce, conclut Galina.
– D’où les Chœurs de l’armée rouge, en déduit le commissaire.
– Mais impossible d’accéder aux données stockées dans la mâchoire d’Horatio, intervient Gros Mérou, elles sont protégées par un mot de passe que je n’ai pas réussi à craquer.
– Horatio, vous ne parlez jamais que d’Horatio, n’avez vous donc aucune idée de l’identité véritable de votre sac d’os ? s’enquiert le commissaire.
Nous le regardons avec de grands yeux.
– Vous si ?
– Hé ! Hé !…
– Ne nous faites pas languir.
– L’histoire débute à la Yonsei University de Séoul…
Bossenec nous conte alors ce qu’il sait de la vie du professeur Yoon Young-Jae, puis détaille sa triste fin dans les Ardennes – les lecteurs, encore une fois, connaissent déjà tout ça : je n’y reviens pas.
– D’où il ressort, dit-il pour parachever son récit, que votre ami Horatio et le généticien maudit ne font qu’un.
Long silence, qui se prolonge.
Gros Mérou, qui a écouté la saga d’Horatio les yeux mis-clos, comme s’il se recueillait et laissait les mots le traverser, émerge de sa léthargie.
– Pourriez-vous nous répéter le nom de l’auberge où logeait Yoon ?
– Auberge de L’Ami Raz l’Bambou.
– Un nom qui, selon les propos de son hôtesse, l’a décidé à s’installer dans cet établissement parce qu’il lui rappelait L’île au trésor, son roman préféré, c’est bien ça ?
– Tout à fait, pourquoi ?
– Amiral Benbow : c’est à l’Auberge de l’Amiral Benbow que débute le roman de Stevenson…
– Et ?
Sans prendre le temps de répondre, Gros Mérou tire un ordinateur de sa sacoche, l’ouvre, y insère la micro-puce retrouvée dans le dentier du scientifique défunt : un programme se lance automatiquement, réclame un mot de passe. Il tape : « amiralbenbow ».
– Non…
Essaie avec un tiret entre l’amiral et son nom.
– Non plus…
Troisième tentative : « AMIRAL-BENBOW ».
Yes !!!
Sur l’écran s’affichent les icônes de trois documents intitulés « Testament », « Brutus » et, plus énigmatique, « Q ». Double-clic sur le premier, qui s’ouvre sans difficulté. Le Testament est bien ce que promet son titre, il débute par une longue confession du vieil ermite à laquelle font suite plusieurs pages dactylographiées. Impatiemment, Gros Mérou passe à « Brutus ». Du texte, là encore, mais cette fois il s’agit d’une succession incompréhensible de dizaines, de centaines de milliers de lettres, de chiffres, de signes mathématiques et de ponctuation qui se suivent sans le moindre espace entre eux, comme un essaim compact d’insectes figés sur l’écran.
– Crypté, diagnostique Gros Mérou, probablement inviolable sans la clé qui permet de le déchiffrer, admet-il avec une moue de dépit.
Il s’apprête à passer au troisième document mais se ravise.
– Voyons d’abord ce que raconte le vieux fou dans ses mémoires…

* * *

Au même moment, devant le commissariat de Lablonde-les-Morts, une bataille sans merci vient de s’engager.

… à suivre