France 2019

Fiction

L’âge du capitaine (16) Le testament de Yoon

Il est près de minuit quand Bondage, suivit d’Untel traînant les pieds, sort enfin du commissariat de Lablonde-les-Morts et rejoint deux énormes Hummers autour desquels monte la garde une demi-douzaine de mercenaires de la WARM Co rameutés en urgence.

Carrossés comme des chars d’assaut, biscotos gonflants leur treillis, poil raz sur le caillou et sans état d’âme, les commandos de la Warriors sont venus récupérer une putain de micro-puce et faire le ménage derrière eux, effacer les traces, éliminer les rigolos qui les narguent depuis trop longtemps. Mais Bondage tempère :
– Nous ne sommes pas chez nous les enfants, alors on se tient bien, on est poli, on évite de mettre du sang partout…
Ça rechigne dans les rangs.
– … et si on ne peut pas faire autrement on nettoie soigneusement après.
Les trognes des brutes s’éclairent, soulagées, tandis que leur chef grimpe dans le premier véhicule et se met à manipuler les boutons d’une radio intégrée au tableau de bord, à la recherche de la fréquence idoine. Untel de son côté, la gueule toujours en berne dans son rôle d’ami fidèle contraint d’obéir à celui qui l’a trahi, tire du coffre du second mastodonte un sac rempli de pistolets à rayon paralysant qu’il distribue aux spadassins impatients d’en découdre.
Bondage vient de couper la communication après avoir sollicité de son correspondant une recherche – « en priorité absolue » – des coordonnées GPS du smartphone de Bossenec, quand un mini-van et un pick-up Toyota débouchent chacun d’une extrémité de la rue, pilent dans un hurlement de freins, dérapent et se mettent en travers de la chaussée, prenant l’escouade de la WARM Co en tenaille. Ce sont les résidents de l’ancien domaine viticole qu’un homme d’affaires basé à Hong Kong a racheté et transformé en centre de vacances que nous avons croisés au début de cette histoire. Faux touristes mais vrais coréens… du nord. Ils sont aux ordres du colonel Pak – lui-même officier du sud devenu agent double après avoir été retourné par les services secrets de Pyongyang – et redoutent plus que tout, s’ils ne parviennent à mettre la main sur la dent laissée en héritage par le professeur Yoon, de rentrer bredouilles dans leur pays, où le régime n’est pas réputé pour sa mansuétude. Alertés par le colonel, ils ont troqué leurs tenues décontractées de vacanciers contre des pyjamas noirs de ninjas et sont, eux aussi, munis d’armes paralysantes. S’éjectant de leurs chars comme les diables d’une boîte, ils roulent-boulent, bondissent pour se mettre à couvert et ouvrent le feu sur les gorilles groupés autour des Hummers. Les commandos aux ordres de Bondage ripostent. La nuit se zèbre d’éclairs rouges et bleus.
Alerté par le remue-ménage, Dujardin colle son nez à la fenêtre et n’en croit pas ses yeux :
– Un feu d’artifice ?
L’agent coréen n’attendait que ça. Il bondit, rafle sur le bureau les bracelets d’acier qui ornaient quelques instants plus tôt les poignets de Bondage et, quand Dujardin prend conscience de ce qui se passe dans son dos, il est déjà trop tard : avec un claquement métallique, les menottes se referment sur son poignet, l’enchaînant à la tuyauterie du chauffage.
– Pak, bon sang, que faites-vous ?…
L’autre ne se retourne même pas et galope rejoindre ses troupes.

* * *

« Dans le plus lointain de mes souvenirs d’enfance je suis encore au berceau et la baby-sitter – j’ai totalement oublié son visage – après m’avoir agité un biberon sous le nez le cache dans son dos et demande : « quelle main ? » Je perds ou je gagne, mais quelle qu’en soit l’issue, la manœuvre se répète jusqu’à ce que je sorte vainqueur de l’épreuve, riant à gorge déployée et tendant mes menottes vers ma ration lactée. Est-ce dans ce plaisir toujours renouvelé de la confrontation ludique au hasard qu’a pris racine ma passion du jeu ? Je ne puis l’affirmer. Ce dont en revanche je suis certain c’est que, à la différence de cet innocent passe-temps, l’addiction au poker fit de moi un perdant jamais rassasié… »

Hydres et loups garous

Ainsi débute la confession du professeur Yoon.
Poursuivant son récit, le vieux savant narre comment, jeune chercheur promis à une brillante carrière, il passait des nuits blanches autour de tables de poker où s’évaporait son salaire pourtant confortable, comment il s’endetta tant et plus auprès de mafias toujours disposées – sans qu’il pensa jamais à s’en inquiéter – à lui accorder un crédit illimité. Jusqu’au jour où elles lui présentèrent la facture, l’enjoignant de solder son ardoise dans les quarante-huit heures à défaut de quoi on commencerait – en guise de hors-d’œuvre – par lui briser les jambes. Un représentant de la WARM Co, qui avait concocté le piège avec ses affidés du crime organisé et patiemment attendu qu’il se referme sur le génie convoité, prit alors contact avec lui, s’offrant à éponger ses dettes contre l’engagement de mettre au service de la compagnie ses précieux neurones.

« Je fus transféré incognito dans un îlot perdu sous les tropiques et placé à la tête d’un laboratoire de génétique appliquée. J’y disposais de moyens quasi illimités pour travailler à l’amélioration de prototypes humanoïdes – qualifiés de « combattants augmentés » ou de « génération 2.0 » – et manipuler les génomes d’animaux en vue de doter leur organisme de capacités létales exploitables à des fins militaires. Esclave consentant dans un univers clos, ayant accepté les règles du jeu immoral qui allait orienter toute mon existence, je dois reconnaître que je me consacrais à ma tâche sans restriction : la passion de la recherche prit le pas sur mes scrupules et, de mes éprouvettes, naquirent hydres, loups-garous et tarasques chaque fois plus monstrueux… »

Aucun aficionado des Dents de la mer a-t-il jamais imaginé que les squales gigantesques, vedettes du nanar de Spielberg, pussent être autre chose que le résultat d’effets spéciaux ? Et pourtant…

« Mon employeur avait signé des conventions avec certaines des plus grosses sociétés de production d’Hollywood : une combine diabolique qui offrait à la WARM Co, en même temps qu’une couverture insoupçonnable, un inépuisable champ d’expérimentation pour mes créatures… »

C’est ainsi que des manipulations génétiques imaginées par le cerveau fécond du professeur Yoon naquirent, outre les requins mutants, l’Anaconda et les Piranhas des films homonymes, les araignées sanguinaires du Baiser de la tarentule, le monstrueux Supergator, le féroce Ratman, la Mouche Noire, Jean-Claude Vandamme, Alien et Predator.

* * *

Cependant que nous découvrons page après page les stupéfiantes confessions de l’ermite des Ardennes, autour du commissariat de Lablonde-les-Morts, la bataille entre les troupes de Pak et de Bondage continue de faire rage. Les coréens utilisent des ustensiles à rayon bleu (faible pouvoir de pénétration et spectre large), les sbires de la WARM Co une artillerie à rayon rouge (fort pouvoir de pénétration et spectre étroit). Chacun des deux camps est bien sûr tenté de dégainer ses bons vieux flingues traditionnels, autrement définitifs, mais les consignes reçues de part et d’autre sont strictes – pas de sang versé – et les marchands d’armes qui sponsorisent les combattants veulent faire de l’affrontement un test grandeur réelle et une vitrine pour la promotion de leurs produits – comme vous le savez sans doute, le débat entre les deux types d’armes paralysantes (qui doivent être présentées au public lors de la prochaine Foire Internationale pour la Défense et la Sécurité d’Abu Dhabi) n’est pas tranché, chacune a ses partisans et ses détracteurs : les adeptes du rayon bleu critiquent la difficulté de maniement des armes à spectre étroit, tandis que les apôtres du rayon rouge se gaussent de l’inefficacité des bleus incapables de percer un simple gilet en kevlar. Quoi qu’il en soit, le spectacle d’un affrontement nocturne à coups de pétoires paralysantes, ponctué de « pffft… pffft… pffft » discrets, est plaisant. On peut distinguer les équipes à la couleur des rayons émis, et les poses dans lesquelles se pétrifient les individus touchés sont parfois si franchement cocasses que Dujardin, spectateur malgré lui, ne peut s’empêcher d’en rire.
Au début, profitant de l’effet de surprise, les forces de Pyongyang semblent prendre l’avantage, puis les mercenaires de la WARM Co, retranchés derrière leurs blindés, font mouche coups sur coups et le score s’équilibre. A l’épreuve du terrain, on se rend toutefois compte que ces armes, parfaitement adaptées à des opérations éclairs, conviennent mal à une guerre de tranchée qui se prolonge. Car la paralysie occasionnée par un tir bleu ou rouge est éphémère et, au bout d’un laps variable selon les organismes, les combattants statufiés reviennent dans le jeu… qui, de ce fait, risque de s’éterniser. C’est d’ailleurs exactement ce qui est en train de se produire – ni les coréens, ni les sbires de la WARM Co ne parvenant à prendre un avantage décisif – quand les instruments des premiers, à court de batterie, se mettent inopportunément en grève, laissant les hommes de Pak désarmés face à des adversaires qui s’empressent de les tirer comme des lapins.

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Hé oui : les armes des coréens sont alimentées par des batteries ordinaires d’une marque dont nous tairons le nom, alors que celles de la WARM Co utilisent des piles DURACEL qui durent, durent, durent…

* * *

L’oursin tueur qui causa la mort de Bada – dont on peut supposer que Yoon n’eût jamais connaissance – appartenait à la lignée de monstres que nous venons d’évoquer et son lâchage sur le littoral de l’île de Jeju, consécutif à une erreur de manipulation, fût la goutte qui fit déborder le vase d’une querelle qui couvait depuis longtemps déjà, opposant le scientifique alors sexagénaire à son employeur.

« Je suis perfectionniste, je l’admets, d’une exigence obsessionnelle, envers moi-même comme envers mes collaborateurs ou mes créations. Cela me valut, au cours de plusieurs décennies de contribution contrainte aux projets de la WARM Co, de n’être jamais totalement satisfait de mes prototypes… et de m’opposer à leur production à grande échelle. C’est pourquoi je prenais toujours soin d’insérer dans l’ADN de mes sujets expérimentaux un gène, communément appelé « Terminator », qui a pour fonction d’interdire la reproduction des individus qui en sont porteurs. Cette mesure de précaution n’était pas du goût de mon employeur, mais ce fut la seule condition sur laquelle je ne transigeais jamais. Jusqu’à ce que, l’âge aidant, un incident mineur fit éclater le conflit latent et me décida à prendre ma retraite. Mais la compagnie avait trop investi en moi et, pour m’autoriser à partir, exigea une rançon. Ce fut Brutus… »

En échange de sa liberté immédiate, Yoon s’engagea donc à céder sans condition à la WARM Co la créature qui était alors en chantier. Il acheva d’en transcrire les données dans le calme de l’auberge ardennaise et s’apprêtait à livrer à ses commanditaires la mouture finale de ses travaux quand il reçut la visite de la Grande Faucheuse.

« Brutus est mon ultime avatar, mon chef-d’œuvre – si l’on peut parler de chef-d’œuvre à propos d’une créature aussi terrifiante –, l’arme absolue dont le génome crypté restera indéchiffrable à qui n’en possède la clé (…) J’ai respecté à la lettre l’engagement pris envers mon employeur : aucun gène « Terminator » ne pollue l’ADN de mon rejeton maudit. Je m’abstiens toutefois de lui souhaiter longue vie ».

Brutus, son ultime avatar

Un codicille au testament du prof. Yoon – « Quid de la clé ? Oserez-vous miser sur le Q ? » – montrait néanmoins que le joueur en lui n’était pas mort, qu’il venait de ressurgir pour disputer une partie posthume, laissant planer un doute – bluffait-il ou avait-il encore un atout dans sa manche ? – qui plaçait ses exécuteurs testamentaires devant un choix cornélien.

Son index indécis effleurant le pavé tactile, Gros Mérou hésite entre le « Q » et l’abstinence quand un SMS envoyé sur le smartphone du commissaire vient faire diversion. A sa lecture, Bossenec se rembrunit.
– Écoutez ça mes amis : « Cher commissaire, nous savons précisément où et devinons en compagnie de qui vous êtes. Nous n’avons rien contre vous. Ce sont eux et la dent que nous voulons. Livrez-les nous. Vous avez cinq minutes pour vous décider. C’est un ultimatum. Ce délai écoulé, nous donnerons l’assaut ».
Comme pour confirmer ces menaces, le vrombissement lourd d’un hélicoptère se fait assourdissant quand il s’immobilise en vol stationnaire un peu au-dessus de l’entrée de la caverne. C’est un gros Black Hawk de couleur sombre, dépourvu d’immatriculation. Nous nous regardons, puis nos têtes se tournent à l’unisson vers l’ex-stagiaire du Lupanar, toujours saucissonné au fond de notre antre mais qui a retrouvé le moral et ricane :
– Vous êtes faits !
C’est le moment de vérifier le taux de change de notre cadeau.
– Souriez, l’invite Bossenec qui le photographie avec son smartphone.
Le portrait expédié en réponse au SMS doit avoir fait l’effet d’une bombe car, après un moment d’attente durant lequel nos adversaires tiennent sans doute un conseil de guerre, le bigophone du commissaire se manifeste à nouveau, nous confirmant l’importance du personnage :
– Nous voulons lui parler…
Bref conciliabule triangulaire entre Bondage, son employeur et Bossenec. Accord conclu. Le commissaire se met en relation avec la gendarmerie pour obtenir l’envoi d’un détachement qui assurera notre protection. Sitôt informés de son approche, nous délions le prisonnier. De l’hélicoptère descend un filin d’acier à l’extrémité duquel est fixé un harnais. Mais un problème de dernière minute surgit :
– La puce, exige le grand patron de la WARM Co.
– Ah non !
Galina ne veut rien entendre. Situation bloquée, tension maximale. A notre grand étonnement, Gros Mérou, jusque-là penché sur son ordinateur, se montre plus accommodant. Il retire la puce, la replace dans sa gangue dentaire et la tend à notre adversaire triomphant.
– Il faut savoir se montrer bon perdant, hausse-t-il les épaules.
Ensuite, tout va très vite : le Big Boss est hélitreuillé, de la carlingue du Black Hawk il nous adresse un salut narquois, puis le gros bourdon s’incline, prend de la vitesse, s’enfonce dans la nuit en direction du large et… se transforme en une boule de feu qui s’abîme dans les flots et s’éteint dans une gerbe d’écume.
– Explosive, la dernière main du professeur Yoon, commente Gros Mérou qui, pendant que Galina et le Big Boss de la WARM Co se défiaient tels des coqs montés sur leurs ergots, avait risqué le coup et ouvert le document « Q » : celui-ci ne comportait qu’un seul mot – « COUREZ » – et un compte à rebours s’était mis à défiler au bas de l’écran.

* * *

Deux jours à peine se sont écoulés depuis le début de cette aventure, Lablonde-les-Morts est retombée dans une douce somnolence, les survivants ont regagné leurs pénates, Horatio son poste dans la salle d’attente de Galina et je – soussigné le narrateur, anciennement capitaine du vaisseau fantôme l’Eurêka – longe une fois de plus la plage jusqu’à l’arbre aux pendus. La réverbération mouvante des rayons du soleil à la surface de la mer que ride une brise légère se superpose aux ondulations du sable sur lequel, à demi enfouie, il me semble soudain apercevoir… mais non, je dois avoir la berlue… pourtant ça y ressemble, serait-ce… une dent ?

FIN