France 2015

Fiction

L’âge du capitaine (2) Gros Mérou

Comment imaginer qu’une simple plaisanterie (voir l’épisode précédent) allait lever le coin du voile recouvrant une sombre affaire que l’on croyait tombée dans l’oubli depuis longtemps et que, pour laver mon voisin des soupçons qui vont s’accumuler sur sa personne, moi, modeste commandant de vaisseau fantôme, à la retraite de surcroît, je me trouverai contraint de reprendre le récit auquel je pensais avoir mis un point final, cela afin de faire éclater la vérité, toute la vérité, rien que la vérité ? Et pourtant…

Pas un rire. Tous – mon voisin moniteur de plongée inclus – arborent des mines d’enterrement sous leur combinaison de néoprène.
– Ouh là là, je pense, ouh là là là là là là…
Et le bateau vient se ranger à quai, et les touristes coréens débarquent à la queue-leu-leu, et les deux derniers portent une civière sur laquelle est étendu Horatio. Il est très pâle, des algues collent à ses côtes, un crabe s’extrait de son orbite gauche, tombe sur le quai et file à toutes pattes vers la mer en agitant ses pinces. Je me penche sur le squelette, dégage une girelle coincée entre ses mâchoires et qui frétille encore. Horatio, lui, ne respire plus.

On ne vit que
deux fois

L’on sait, depuis la douzième aventure de l’Agent 007, que vivre une seconde fois est possible. Et un ouvrage très documenté de l’anglais Robin Cook – « On ne meurt que deux fois », Gallimard 1983 – le confirme. Mais dans quelque sens qu’on le prenne – vivre ou mourir, mourir ou vivre – c’est toujours deux, pas plus de deux. Et le quota d’Horatio est épuisé. Je sais bien que certains, comme Salman Rushdie dans « Lukas et le feu de la vie », arguent qu’avec le développement des jeux vidéos, accéder à une troisième, quatrième voire cinquième ou sixième vie est devenu banal. Mais ça reste confiné à l’univers virtuel. Or nous ne sommes pas sur la toile, dans les entrailles d’un Web plus ou moins sombre. Non, nous sommes dans la réalité réelle, la vérité vraie, celle qui ne pardonne pas. Et, pour conter cette incroyable aventure, je me vois donc contraint de m’en tenir à un réalisme cru, sans m’égarer jamais sur les voies plus légères de la fiction. C’est ma responsabilité, je le dois à Horatio.

Tiens, justement, à propos d’Horatio – je tape sur l’épaule de mon voisin d’en face et nonobstant moniteur de plongée sous-marine – :
– Que lui est-il arrivé ?
– Rien à foutre d’Horatio ! explose-t-il.
– Oups…
– S’cuse vieux, se rattrape-t-il, t’y es pour rien mais c’est la merde…
Puis il me demande de l’accompagner au commissariat.
– Au commissariat ? Comment les flics sont-il déjà au courant ?
Il n’en sait rien, seulement que le SMS reçu sur son portable alors qu’ils étaient sur le chemin du port était comminatoire.
– Bon, d’accord, on y va.
Dans quel guêpier nous sommes-nous fourrés ?

* * *

Avant d’aller plus loin dans cette histoire dont les méandres risquent de nous entraîner bien au-delà des limites que je m’étais initialement fixées, une parenthèse s’impose pour faire plus amplement connaissance avec celui que je me suis jusqu’ici contenté d’étiqueter : « mon voisin d’en face ».
Il naquit dans un hameau perdu au fin fond du désert d’Atacama, dans le nord du Chili. Sa mère, Doña Ma – abréviation de Maestra –, était l’institutrice du village. Il n’eut pas le temps de connaître son père : ivrogne et bagarreur, celui-ci trépassa au bistrot à l’instant même où son épouse expulsait de son ventre mon futur voisin – de la crise de delirium tremens ou du coup de couteau qui lui perfora le poumon, personne ne se soucia de savoir lequel des deux lui fût fatal.
On baptisa le nouveau-né Timoleon et le bébé se mit aussitôt à brailler.
– C’est bon signe, dit l’accoucheuse en tendant le chérubin à la mère, signe que ses poumons fonctionnent.
Mais le marmot continua de hurler, pleurer, trépigner. Un jour entier, puis une nuit.
– Peut-être n’aime-t-il pas son prénom…
L’on essaya Agapito, Bernardo, Carmelo, Dario, Ernesto, Fernando, Guillermo… jusqu’à Zorro. Mais le bambin ne se calmait pas. Il continuait d’agonir son entourage de pleurs et de cris déchirants. Il hurla sans discontinuer pendant des jours et des jours. Au bout de trois semaines, sa mère péta un plomb : elle décida de le noyer.
Périr noyé dans le désert d’Atacama n’est pas à la portée de toutes les bourses, ça fait chic ! Cette région est l’une des plus arides du globe. La météo ne s’y hasarde jamais à pronostiquer qu’il pleuvra aujourd’hui ou demain, ni même cette année. Elle se contente d’évoquer la possibilité que ça advienne au cours de cette décennie, ou – sait-on jamais – de la suivante. Aussi, chez l’épicier du coin, l’eau se mesure au compte-goutte et se vend à prix d’or, et l’achat d’un bidon de flotte saumâtre écorna considérablement le livret d’épargne de Doña Ma. Mais la malheureuse mère, qui avait ainsi l’impression d’acheter quelque indulgence pour le geste qu’elle s’apprêtait à commettre, ne regarda pas à la dépense. De retour chez elle, elle versa le précieux liquide dans un baquet, attrapa le chiard qui continuait inlassablement de braire, ferma les yeux et, sans plus réfléchir, plongea le fruit de ses entrailles dans le bain létal. C’est alors que l’incroyable se produisit : loin de se débattre, d’être pris de panique, de boire la tasse, de suffoquer, le moutard exécuta un impeccable plongeon en canard, décompressa tout naturellement en pinçant son nez entre le pouce et l’index et en soufflant par les oreilles et se mit à évoluer en apnée comme s’il se retrouvait enfin dans son élément. Il refit surface une bonne demi-heure plus tard.
– Areuh, fût le seul commentaire du miraculé.
Mais son sourire en disait long.
Les années passèrent. La vie dans le désert n’était pas simple pour le rejeton de Doña Ma et, quand les mioches de son âge jouaient dans le bac à sable, lui se réfugiait dans l’unique citerne du village, ce qui n’était pas toujours du goût des habitants qui finirent pourtant par se résigner. Avec toutes les émotions qui avaient accompagné sa naissance, on avait oublié de lui coller un prénom. On le surnomma tout naturellement « Têtard ». Puis le têtard devint grenouille et se mit à rêver du jour où il serait homme-grenouille. Car c’était une vocation qui jamais ne se démentit.

Avoir l’esprit
aussi large que la grande mer

Le gamin était à peine pubère quand se produisit la rencontre qui allait changer le cours de son existence. Ce fût à l’occasion d’une rencontre insipide, entre femmes venues de différents continents, organisée par une association dont Doña Ma était secrétaire pour la section latino-américaine. Elle se nommait Choi Bada, était coréenne. Personne n’ignore [1] qu’en Corée le patronyme – il en existe environ deux cent-cinquante – ne comporte la plupart du temps qu’une syllabe et s’écrit avant le prénom, qui lui en a deux – le prénom, de syllabe. Bada – qui signifie « avoir l’esprit aussi large que la grande mer » – venait de l’île de Jeju, au sud de la péninsule de Corée. C’était une Haenyo – littéralement : « femme de la mer ». Plonger est le gagne-pain des Haenyo. Capables de retenir leur souffle pendant plus de deux minutes, elles descendent, par vingt mètres de fond, pêcher des conques et autres fruits de mer dont une bonne partie est exportée vers le Japon. Mais la population Haenyo est aujourd’hui en déclin et plus des trois quarts des femmes-plongeuses encore en activité ont dépassé la cinquantaine. Bada, nonagénaire, était la doyenne de la communauté. Leur différence d’âge n’empêchait cependant pas la grenouille de se sentir attiré par la sirène vieillissante – il avait déjà et conserva dans les années qui suivirent une prédilection pour les mousmés plus âgées que lui – et la coréenne, encore ardente, n’était pas insensible aux avances du galopin. Ils devinrent amants. Quand Bada rentra chez elle, il se dissimula dans ses bagages, abandonnant sans regret les terres arides de son enfance.

– Comme ça, oh oui, comme ça mon Gros Mérou, oui, ouiiiiiii !
La maison, donnant sur la grève, résonnait à toute heure des cris enamourés de l’ancêtre, les murs étaient minces, les cloisons de la chambre en papier : les voisins ne tardèrent pas à affubler du sobriquet de « Gros Mérou » le nouvel hôte de la communauté. Ça lui resta.
Quand il n’était pas occupé à des galipettes, Gros Mérou passait le plus clair de ses journées sous la mer, oubliant parfois de remonter à la surface jusqu’à ce que Bada vint l’avertir que le repas était servi. Il a conservé de cette époque quelques photos. Sur l’une on voit Bada, émergeant hilare sous son masque, et brandissant un harpon sur lequel est empalé un poulpe. Sur une autre elle est dans une barque en compagnie de plusieurs consœurs qui s’apprêtent à se mettre à l’eau, chacune est revêtue d’une combinaison de plongée, équipée d’un filet à grosses mailles et d’un crochet d’acier qui leur sert à détacher les coquillages de la roche. Bada est en train d’ajuster son masque et, au second plan de l’image, on aperçoit Gros Mérou qui lui tend ses palmes.
Et puis un jour Bada mourut. Elle avait alors cent-deux ans et succomba de façon inexplicable – du moins à cette étape du récit – à une piqûre d’oursin.
Sur les années qui suivirent, Gros Mérou ne s’étend guère. Comme s’il souhaitait oublier. Ou avait quelque chose à cacher.
Quoi qu’il en soit, une fois remis de la perte de sa compagne, Gros Mérou embrassa la profession qui lui tendait les bras, obtint sans peine son diplôme de moniteur de plongée sous-marine et fût bientôt embauché au club de Lablonde-les-Morts.

* * *

– Dans quel guêpier nous sommes-nous fourrés ? je me répète tandis que nous approchons du commissariat et que Gros Mérou, muré dans ses pensées, demeure obstinément muet.
Je suis pourtant loin de me douter de la tournure que vont prendre les évènements, loin d’imaginer qu’à peine franchi le seuil de la maison poulaga…

… à suivre


[1] Cette expression fait passer bon nombre de lecteurs pour des cons : faut que j’pense à pas en abuser.