Brésil 2012

Fiction

L’âge du capitaine (6) La secte

Ils n’étaient que douze au départ, les Doux apôtres de Pachamamelle, et seulement douze à l’arrivée, quand la secte s’éteignit d’elle-même.

Le soleil venait de se cacher derrière la montagne, quand Bacchus se mit à hurler à la mort. Comme chaque fois qu’il lui prenait fantaisie d’aller humer l’air du village après avoir creusé un tunnel sous la clôture, le clébard avait fait la tournée des bistrots de Crénom-la-Coquette. Il commençait toujours par le Rendez-vous des chasseurs, saluait les habitués – Ouah ! Ouah ! Bonjour les gars ! – en remuant joyeusement la queue, puis se faufilait derrière le comptoir où le patron, complice, accrochait à son collier une pancarte sur laquelle était inscrit : « partagez, ça vous évitera de faire péter l’alcootest ». Ainsi équipé, Bacchus passait de table en table, insistant sans vergogne pour qu’on lui donna des fonds de verres à laper. Le mélange anisette, bière et Picon vin blanc ne lui valait rien et le pataud, rond comme une queue de pelle à l’heure de la fermeture, était souvent incapable de retrouver le chemin de sa niche. Ce mardi-là, Bacchus s’engagea sur le chemin menant au refuge d’une communauté végan – les Doux apôtres de Pachamamelle –, persuadé de rentrer droit chez son maître. Il traversa d’une démarche incertaine le terrain qui entourait une vieille bâtisse passablement décrépite et s’immobilisa sur le perron, la queue et les oreilles en berne, soudain vaguement inquiet. Il avança, hésitant, jusqu’à la porte qu’il poussa du museau. Elle s’ouvrit. Bacchus renifla à l’intérieur, une seule fois, et se mit à bramer. Habitués à ses délires éthyliques, les villageois n’y accordèrent d’abord aucune attention. Mais il insistait. Sa plainte attira des congénères et la meute reprit bientôt à l’unisson la complainte du soliste. Le patron du Rendez-vous des chasseurs envoya son fils, un gommeux filiforme, santiags’ et mèche brillantinée, voir de quoi il retournait. La chorale des corniauds continuait de s’époumoner. La porte était entrouverte. Le dégingandé jeta un coup d’œil à l’intérieur, avança d’un pas, eut un mouvement de recul, porta la main à sa bouche, fit demi-tour et détala comme s’il s’était trouvé nez à nez avec une colonie de zombies. Il ameuta le village, le curé sonna le tocsin. La maréchaussée ne tarda pas à débarquer. A l’intérieur de la maison, les pandores découvrirent les douze dépouilles décharnées des doux apôtres. Il n’en manquait pas un. L’expertise médico-légale conclut à la mort par inanition.

Herbivores fous

Quelque deux hivers plus tôt, les Doux apôtres de Pachamamelle avaient racheté pour une bouchée de pain un domaine situé à l’orée du village. Les murs de la vieille demeure se lézardaient, le toit avait perdu des tuiles, broussailles et mauvaises herbes envahissaient le parc, mais les nouveaux venus s’en accommodèrent. C’était une communauté de végans radicaux-doctrinaires. « Les herbivores fous », comme les baptisèrent les gens du village, retapèrent vaille que vaille le bâtiment, défrichèrent quelques arpents de terre pour en faire un potager, il y avait des pommiers dans le parc et un puits. Leurs tentatives de prosélytisme ne rencontrèrent aucun écho à Crénom-la-Coquette, sinon celui des rires et moqueries qui accompagnaient chacun de leurs prêches enflammés. Les apôtres remisèrent à regret leur enthousiasme missionnaire. Quelque temps plus tard, on constata que des poules et des lapins disparaissaient sans laisser de trace, puis vint le tour d’un goret. Mais un jour, en longeant l’épaisse haie d’épineux qui ceinturait le domaine des végans, un paysan s’étonna d’entendre grognonner, glousser et caqueter. Une délégation fut mandatée pour aller rencontrer les apôtres. Les végétariens insurgés déclarèrent aux émissaires villageois que ces « êtres vivants » étaient sur un « territoire libéré de l’exploitation animale » et sous leur protection. Ils finirent par accepter d’indemniser les propriétaires, mais les relations entre habitants de Crénom-la-Coquette et membres de ce qu’ils appelaient à présent « la Secte » n’eurent plus rien de cordial. Désormais, les apôtres ne pointaient plus guère le nez hors de leur pré carré que pour perturber les battues des chasseurs, qu’ils qualifiaient d’assassins et considéraient comme leurs pires ennemis. Il y eut des altercations allant jusqu’à l’échange d’horions sans gravité. Puis un jour, la communauté se cloîtra définitivement dans son fief. Bon débarras, pensèrent les coquettois.

La phase de réclusion volontaire des Doux apôtres de Pachamamelle débuta aux premiers jours de février, peu après la disparition du professeur Yoon dont la presse locale s’était faite l’écho. Cinquante kilomètres à peine séparaient Crénom-la-Coquette de l’Auberge de l’Ami-Raz l’Bambou – bien moins en empruntant les sentiers qui sillonnaient le parc naturel régional des Ardennes. Mais personne alors ne pensa à faire le rapprochement. Jusqu’à ce que Bacchus se mit à hurler à la mort.

Lors de la fouille de la baraque, les policiers mirent la main sur un cahier d’écolier ayant appartenu à l’un des membres de la secte. Ce n’était pas vraiment un journal, plutôt un fatras de notes, de réflexions griffonnées en vrac, parfois dans la marge, rarement datées mais que leur ordre d’apparition dans le cahier permettait de situer approximativement sur un calendrier. L’inspecteur chargé de l’enquête survola sans s’y attarder les lignes consacrées aux exégèses de l’apôtre sur le respect dû à Pachamamelle, jusqu’à ce qu’un paragraphe l’interpella : « ENFIN !!! Nous allons passer à l’action !!! Frapper les assassins. Samedi, ils sauront qu’on ne torture pas impunément des êtres vivant en harmonie sous le règne bienveillant de Pachamamelle ». Cette déclaration de guerre faisait suite à une note laconique – « Visite DD, hier soir, mérite réflexion » – datée de la dernière semaine de janvier. Les lettres étaient tracées d’un trait appuyé qui dénotait, l’inspecteur se remémorait ses cours de psychologie : « un état d’exaltation manifeste ».
– Il forçait sur le chanvre, l’apôtre, rigola-t-il.
Mais son rire vira au jaune quelques pages plus loin : « Le crâne de l’ennemi capturé a mal supporté sa rencontre avec le gourdin justicier : il était mort en arrivant ici. Pas de remords : l’infâme a mérité son sort. Question : comment nous débarrasser du corps ? J’ai suggéré de le donner en pâture aux animaux des environs – une sorte de dédommagement. Proposition acceptée ».
– Eh, mais c’est quoi ce délire ?
Puis le rictus de l’inspecteur se figea pour de bon quand ses neurones établirent les connexions adéquates : chasseurs-cadavre, rien, mais chasseurs-disparition… Il revint en arrière, vérifia les dates : ça collait. Il poursuivit sa lecture, de plus en plus excité : « Le type était grassouillet… un beau méchoui… offrande à Pachamamelle… ils n’en ont pas laissé une miette… » Quand il eut fini…
– Oh putain, c’est gore !
… il appela son supérieur :
– Je pense avoir découvert ce qui est arrivé au professeur Yoon.
Une équipe envoyée en renfort passa la maison et le parc au peigne fin. On retrouva des vêtements et menus objets ayant appartenu au scientifique et l’on identifia sans peine la pierre plate dont les doux apôtres avaient fait leur autel – les coulées de cire et les bâtons d’encens ne laissaient aucun doute. Mais pas trace de cadavre. Il n’était pas douteux que les rongeurs qui pullulaient dans le parc et les vers eussent fait bombance et les fourmis proprement nettoyé le squelette des derniers débris de chair qui y adhéraient encore, mais les os ? On finit par déterrer un assortiment incomplet correspondant à une jambe et un pied droits qu’un test ADN confirma comme étant ceux du coréen disparu.

Les pissenlits par
la racine

Les dernières pages du cahier rendaient compte de l’ultime radicalisation de la secte, du cheminement intellectuel qui menait inexorablement à son extinction : quelque jours après le kidnapping du professeur, son issue fatale et le festin animalier qui s’ensuivit, les apôtres avaient tenu une assemblée. La fraction la plus radicale de la secte présenta une motion s’indignant, alors qu’on s’apitoyait sur le sort des animaux, qu’on ne se préoccupa point de la souffrance végétale. A l’appui de leur plaidoirie, il présentèrent un court-métrage retraçant le chemin de croix de Carotte. D’abord intoxiqué aux pesticides et gavé d’engrais chimiques, le malheureux légume était arraché sans ménagement au substrat culturel autant que nutritif qui l’avait vu naître. Ensachée dans des conditions de promiscuité inadmissibles, Carotte était ensuite revendue au poids, avec un lot de ses congénères, puis épluchée – la voix off disait : écorchée vive –, râpée et dévorée crue, ou tronçonnée et jetée dans l’eau bouillante. Les scènes, d’un réalisme parfois insoutenable, rehaussaient la dignité de Carotte, son courage stoïque face aux tortures qui ne lui arrachaient pas un gémissement. Plusieurs apôtres sanglotaient à l’issue de la projection, certains évoquèrent une nouvelle Controverse de Valladolid et c’est à l’unanimité que la secte adopta la motion qui reconnaissait une âme aux légumes. Ce fut le début de la fin. Les apôtres bannirent les végétaux de leur alimentation. Ils ne se nourrissaient plus que de terre, suçaient des galets, s’essayaient vainement à mâcher des fragments de roche. A ce régime-là, ils dépérirent rapidement et, les uns après les autres, allèrent frapper chez Saint Pierre… où ils observèrent, atterrés, des élus croquant de bon appétit les pissenlits par la racine.

Soulagé par ce dénouement inattendu, le commissaire du canton s’empressa de convoquer la presse.
– L’affaire de la disparition du professeur Yoon est résolue, triompha-t-il face aux journalistes, et nous sommes en mesure d’expliquer la misérable fin des doux apôtres. Hé oui, messieurs : nos enquêteurs ont fait un travail remarquable et d’une pierre deux coups. Des questions ?
– Pourquoi la secte a-t-elle ciblé le professeur Yoon ?
– La faute à pas chance : la victime portait un fusil qui l’identifiait « chasseur », elle s’était attardée pour se reposer et, séparée de son groupe, constituait une proie facile.
– A-t-on retrouvé les pièces manquantes à la dépouille du professeur ?
– Pas encore et sans doute ne les retrouvera-t-on jamais.
Ce en quoi il se trompait.

* * *

Après avoir pris connaissance de la totalité du dossier, Dujardin était allé frapper à la porte de son chef.
– Ah, c’est vous Dujardin, vous vouliez me voir ?
– Oui patron.
– Je vous écoute.
– C’est que voyez-vous, patron, je me demande comment du kidnapping d’un scientifique coréen dans les Ardennes on en est arrivé à s’intéresser aux agissements d’un moniteur de plongée de Lablonde-les-Morts, certes un peu trop impulsif, ce qui l’a conduit à commettre des actes répréhensibles, mais auquel on ne pouvait guère reprocher, au départ, qu’une blague de potache…
– Ha ! Ha ! Dujardin, on voit bien que vous êtes novice… Mais je ne vous en veux pas, ça viendra, avec le temps vos réflexes déductifs s’aiguiseront, un sixième, septième voire huitième sens vous pousseront bientôt comme des cornes sur le front d’un… bref, pour répondre à votre question et sans entrer dans les détails, disons que le squelette ayant servi à ce que vous qualifiez de « blague de potache », ce squelette – comment l’appellent-ils, déjà ?
– Horatio, patron.
– Horatio, c’est ça. Et bien, nos collègues étrangers ont de bonnes raisons de penser qu’Horatio est la pièce manquante du puzzle, les ossements jusqu’ici introuvables de feu le professeur Yoon Young-Jae. Ha ! Ha ! Ça vous en bouche un coin, avouez-le ! Et maintenant, si vous avez d’autres questions, adressez-vous à vos collègues – l’un des deux agents du FBI (je n’arrive toujours pas à les distinguer) parle correctement notre langue, quoi qu’avec un accent de Dallas à couper au couteau, il se fera un plaisir d’y répondre.

* * *

– Compte là dessus !
Dujardin se rend compte qu’il vient de penser tout haut et termine, pour lui seul :
– Ils ne sont pas bavards, les collègues.
– LOOK !
Il sursaute : le cri d’Untel, celui de gauche, vient de l’arracher à ses réflexions. L’américain indique une tâche rouge visible sous la mer, au pied d’une falaise. L’hélico amorce un large demi-tour, se stabilise en vol stationnaire : c’est l’épave d’une voiture, même couleur que celle dont la disparition a été signalée sur le parking du supermarché.
– Alouette à QG… Je crois qu’on a une piste…
Bref dialogue.
– C’est bon, annonce le pilote, ils rameutent la cavalerie, nous on rentre à la base.

… à suivre