France 2018

Fiction

L’âge du capitaine (8) Le Lupanar

Le Lupanar est un submersible artisanal (en début de manœuvre d’immersion par temps pluvieux sur la photo), entièrement construit avec des matériaux de récupération, qui héberge une « coopérative culturelle, subaquatique & itinérante » dont la fonction sociale est de « dispenser un plaisir de qualité aux usagers tout en offrant au personnel de bord des conditions de travail optimales ». On qualifie parfois le Lupanar de sous-marin de passe, boxon des abysses ou Nautilus de tolérance…

Une paillotte, il y a bien des années, à Puerto Galera, dans l’île de Mindoro, aux Philippines. J’avais retiré, oins de crème solaire et déposé ma jambe de bois sur le sable, m’étais allongé, avais ouvert mon livre et, le bruissement du ressac aidant, je… m’étais assoupi. Quand j’émergeai, Pilou était là, plongée dans le quotidien absurde des Cronopes et des Fameux.
– J’adooooooore !
Il referma le bouquin de Cortazar, battit des paupières et proposa :
– Massage ?
Elle ne s’offusqua pas de mon refus. Nous bavardâmes. Travesti en Shakira, il chantait tous les soirs en play-back dans un bar de la plage, mimant avec un certain talent les succès de la belle baranquileña. D’où venait son surnom ?
– De Pile ou Face revu en Pilou-Fesses, j’ai abandonné la lune et conservé Pilou.
Le jour suivant, en visite à bord de l’Eurêka, elle s’était pâmée devant notre bibliothèque.
– Je peux t’emprunter un roman ?
– Plusieurs si tu veux, tu les rendras à notre prochain passage.
Ça devint une habitude. A chaque tour du monde que nous bouclions, l’Eurêka faisait immanquablement escale dans l’archipel : occasion pour le navire de se refaire une beauté – carénage, réparations dans la mâture, ravaudage des voiles déchirées, remplacement des cordages usés – et pour Pilou de renouveler sa provision de lecture.
C’est lors d’une de ces retrouvailles cycliques qu’elle évoqua le projet qui lui tenait à cœur.
– Pourquoi un sous-marin ? avais-je demandé.
– Pour pouvoir aller sous l’eau sans se mouiller, tiens !
La construction du Lupanar était alors déjà bien avancée.

* * *

Deux jumelles qui ne se ressemblent guère

– Content de te revoir Vieux Louloup !
Pilou nous accueille chaleureusement, me bise sur les deux joues, veut savoir qui sont mes charmants amis.
– Gros Mérou…
– Je t’embrasse mon chou – et le scaphandrier autonome a droit à un patin baveux.
– … et Poulette – Galina esquive.
– Oups, te fâche pas ma grande.
Les jumelles, pendant ce temps, retirent leur combinaison de plongée : elle n’ont rien dessous et je constate une nouvelle fois que Lupe et Lola, bien qu’aussi ravissante l’une que l’autre et approximativement du même âge, ne se ressemblent guère.
Lupe est colombienne…
– De Medellin, Papito, aime-t-elle à préciser avec cette caresse un peu rauque dans la voix, ce feulement qui t’envoie une décharge d’adrénaline direct dans le bas-ventre et dont les paisas [1] femelles usent sans vergogne comme arme de séduction massive.
… Lola camerounaise.
– C’est une Bassa, avertit Lupe, alors cuidado, fais gaffe : elle a toujours le timbre dans la poche [2].
Comme je mets en doute leur gémellité – c’est devenu un rituel à chacune de nos rencontres –, elles font mine de se vexer, jurent qu’elles ont des preuves de ce qu’elles avancent : un même grain de beauté sous le sein gauche, une mignonne cicatrice en haut de la cuisse droite pour l’une et au dessus du nombril pour l’autre, un tatouage identique à la jonction des fesses.
– Viens, on va te montrer.
Tandis qu’elles m’entraînent, Pilou invite ses hôtes à une visite guidée.

Jacques & Gaston – faut-il le préciser ? – , sont les inventeurs de génie auxquels on doit, entre autres, l’appareil à mettre les points sur les i, le crucifix de voyage (avec des bras pliants), la gouttière pour parapluie, le boomerang qui ne revient pas (pour éviter les accidents), et une amusante cafetière pour masochistes (l’anse et le bec sont du même côté).

– Mon oncle, un fameux bricoleur, explique la commandante du Lupanar, était abonné au catalogue des frères Jacques & Gaston…
Un jour, ouvrant sa bible à la rubrique Loisirs et Randonnées, il lui montra le sous-marin qui était proposé en trois versions et une ribambelle d’options. Livré en état de marche, il ne fallait pas y penser, et même en kit, le prix du submersible restait prohibitif. Mais les plans seuls devenaient abordables. Ils étaient accompagnés d’une notice de montage détaillée et de la liste exhaustive des matériaux nécessaires à la construction ainsi que des endroits où l’on pouvait espérer se les procurer sans frais – récupération dans les décharges et les conteneurs de déchets non-biodégradables, vol dans les arsenaux et les chantiers navals, et cetera.
Le Lupanar n’aurait cependant jamais vu le jour…
– L’installation de la turbine nucléaire outrepassait nos compétences.
… sans une nouvelle intervention du tonton providentiel.
Constatant les vains efforts du neveu et de ses associés, l’inventeur soupira, leva les yeux au ciel, tira de sa poche un carnet à dessin remplis d’esquisses d’engins roulants, flottants, volants, rampants, grimpants, fouissants, à chenilles, roulettes, hélices, turbines, mille-pattes articulées ou coussin d’air et, sur une page blanche, en trois coups de crayon, croqua à main levée un système de propulsion alternatif de type pédalo : l’hélice serait mue par un assemblage élaboré de pédales, pédaliers, bielles, courroies, poulies, pignons, plateaux, dérailleurs commandés depuis le poste du chef-mécanicien et engrenages entraînant la rotation d’un axe hélicoïdal et, nec plus ultra, le même mécanisme ferait fonctionner la dynamo qui alimenterait le Lupanar en électricité.

Stage en entreprise

– Par ici…
Pilou soulève une trappe. Une échelle permet d’accéder à la salle des machines. Six personnes sont occupées à pédaler sur ce qui ressemble à des vélos d’intérieurs couplés deux par deux.
– Nos stagiaires, explique Pilou.
Ils ont la mine maussade et le film des Marx Brothers projeté sur grand écran ne parvient pas à les dérider.
– Ce monsieur…
Pilou pose la main sur l’épaule d’un homme, la cinquantaine, visage chafouin, épais sourcils noirs en accent circonflexe.
– … vient de nous rejoindre : il était auparavant PDG d’un groupe automobile franco-japonais mais a eu quelques ennuis avec la justice – vous en avez sûrement entendu parler. Il espérait s’en tirer avec un parachute doré… ça ne s’est pas passé comme prévu. Madame…
Pilou se tourne vers une jument hautaine, nez arrogant, crinière blanche permanentée.
– … paradait à la tête du Fond Monétaire International jusqu’à sa disparition, inexpliquée pour le grand public, dans un salon de massage de Bangkok. Depuis son arrivée à bord, elle refuse de porter autre chose que son tailleur Chanel en laine peignée – pas idéal pour pédaler – et de laver elle-même ses vêtements. Bah ! ça lui passera. Quant à ces deux-là…
Pilou désigne une paire de bipèdes dissemblables, genre publicité pour la Matmut, qui pédalent côte à côte en se regardant en chiens de faïence.
– … ils étaient respectivement banquier et ministre de l’économie et magouillaient main dans la main depuis leur rencontre sur les bancs de l’école d’énarques, jusqu’à ce qu’un magistrat intègre s’intéresse à certains de leurs agissements, tellement puants que même un président ne pouvait couvrir plus longtemps leurs turpitudes. Mis en examen, les deux compères se sont accusés réciproquement de tout y compris de ce qu’on avait pas encore songé à leur reprocher…
– Dans l’ensemble, interrompt Galina, vos stagiaires n’ont pas l’air enchantés d’être ici.
– Ouais…
Pilou grimace une moue ironique.
– … on leur a quelque peu forcé la main, admet-elle.
Mais le Pacha préfère ne pas s’étendre sur les circonstances de leur arrivée à bord :
– Certaines accointances occultes doivent le demeurer.
Elle précise toutefois qu’ils ne pédalent jamais plus de trente-cinq heures par semaine, qu’en fin de stage un CDD est proposé à chacun d’eux – renouvelable jusqu’à son remplacement par un nouveau quidam du même acabit -, mais qu’ils peuvent alors décider de quitter le navire et rentrer à la nage.
– Que choisiras-tu Junior ?
L’interpellé, un jeune homme aux allures de rappeur de luxe, lui répond d’un grognement peu amène doublé d’un regard assassin.
– Ils ne se rendent pas compte de la chance qu’ils ont de vivre l’expérience d’un stage en entreprise à bord du Lupanar.
Pilou hausse les épaules.
– Junior, reprend-elle, notre benjamin, était jusqu’alors le dauphin de son dictateur de père, qui sévit malheureusement toujours assis sur des barils de brut dans le Golfe de Guinée. Sans doute Junior éprouve-t-il un brin de nostalgie pour son train de vie antérieur, mais il devrait plutôt nous remercier de lui éviter un casse-tête quotidien.
Pilou singe l’indécision, prend une voix « prout, prout, ma chère » et déclame :
– Prendrai-je la Jaguar plaquée or ce matin ou bien l’Aston Martin ? à moins que la Rolls cabriolet ou la Ferrari décapotable… ? non, plutôt la Maserati blanche… ou la Lamborghini Aventador ? sinon la Porsche coquelicot ? ou plus sobrement la Bentley Continental noire ?… C’est assommant ! Et lequel de mes yachts – dont la valeur dépasse le budget annuel de l’éducation de mon pays – ? A moins que je ne me décide pour le Boeing 777 qui m’attend, prêt à décoller vingt-quatre heures sur vingt-quatre ? Ah ! Ne pas avoir à choisir… les pauvres ne connaissent pas leur bonheur !
Junior n’a pas l’air de trouver ça drôle.
– Enfin, annonce Pilou, voici notre Mister Mystère…
Galina se fige : elle connaît ce visage. Un homme entre deux âges, sans rien de remarquable si ce n’est son regard glacé qui dérange, déconcerte, inquiète.
– Il n’a jamais fait la une des magazines, ni été l’invité des plateaux de télévision et nos recherches de reconnaissance faciale sur la toile ont fait chou blanc. Ce paroissien est une équation dont le nombre d’inconnues augmente au fur et à mesure qu’on tente de la résoudre ! Ceux qui nous l’ont livré étaient talonnés par des mercenaires à sa solde et devaient mettre le colis en lieu sûr. Nous le savons dangereux, le soupçonnons d’être le Grand Manitou d’un consortium, plus fantôme que l’Eurêka, aux ramifications multiples et vénéneuses…
Galina n’écoute plus, fouille dans sa mémoire : ces yeux qui vous frigorifient jusqu’à la moelle ne s’oublient pas. Lui n’a pas semblé la reconnaître, pas un tressaillement révélateur n’a agité son visage, pas un battement de cils. Galina ferme un instant les yeux – Où ? Où ? Où ? – puis balaie la question d’un revers de main : ça reviendra tout seul, quand ce sera mûr.

Boxon des abysses

Pilou précède à présent ses hôtes dans une coursive des deux côtés de laquelle s’alignent les portes des cabines. Elle pousse celle de la première, s’efface pour laisser entrer les visiteurs. L’intérieur est douillet, lumière tamisée, une légère réminiscence de parfum flotte dans l’espace confiné presque entièrement occupé par un grand lit.
– Ces jours-ci, explique le guide, le Lupanar fonctionne au ralenti. La plupart de nos associés sont en visite dans leur famille et le personnel de bord s’en trouve réduit à sa portion congrue. Vous avez déjà croisé les jumelles, vous ferez tout à l’heure connaissance des autres membres de l’équipage : Marcel, présentement dans le poste de pilotage, Louise-Michèle, notre chef-mécanicien – avant l’opération Louise-Michèle s’appelait Luis-Miguel et travaillait dans un garage de Guayaquil… elle prépare comme personne le crabe au lait de coco – et Kamiar…
Une ampoule rouge est allumée au dessus de la porte d’une cabine.
– Ah ! Kamiar est occupé, avec nos passagères. Nous n’étions pas très chauds pour les accepter à bord, mais elles nous avaient été recommandées par des camarades et nous ont suppliées : leur entreprise vient d’être délocalisée en dépit de plusieurs mois de grève et d’occupation de l’usine et elles voulaient consacrer une partie de leur prime de licenciement à prendre du bon temps et se changer les idées. Kamiar les y aide efficacement. Kamiar est kurde, entre faire la guerre ou l’amour il a choisi l’amour, et ne l’a jamais regretté.

La visite s’achève, c’est l’heure du crédo. Pilou prend une profonde inspiration :
– Nous sommes une petite coopérative culturelle, subaquatique et itinérante…
Quand elle y va de sa tirade, Pilou se campe bien droite face à ses interlocuteurs et adopte un ton professoral qui le rend un tantinet ridicule mais empreint d’une telle conviction qu’elle en devient émouvante.
– … Nous exerçons l’un des plus beaux métiers du monde et le plus vieux, dit-on. Nous sommes des artisans du sexe – attachés au travail bien fait – et des artistes : le sexe relève de la culture, au même titre que la musique, les arts plastiques, le théâtre, le cinéma, la littérature ou la gastronomie… il est, comme eux, capable du meilleur comme du pire…
– Pilou…
Accompagné des jumelles, je viens de rejoindre le groupe et passe un bras autour des épaules de l’orateur : si personne ne l’interrompt nous en avons jusqu’à demain.
– Pilou… je répète d’un ton de reproche affectueux.
Elle me regarde, comme s’il revenait sur terre, puis éclate de rire…
– J’ai failli me prendre au sérieux.
… et nous invite à passer à table.

Dans le salon du Lupanar nous attend un buffet composé de ceviche péruvien, poulpe à la gallego, crabe au lait de coco, daurade braisée à la mode camerounaise, bananes frites, salade de papaye verte et bien sûr du riz. Par les hublots, des poissons curieux accompagnés de leur maman lorgnent d’un œil rond le contenu de nos assiettes puis s’en détournent sans émotion apparente pour le sort de leurs congénères. Bon appétit. Bruits de mastications, glougloutements, claquements de langue, déglutition. Personne ne moufte la bouche pleine. Puis on passe au café.
– Dis-donc fiston…
Façon de rappeler à Gros Mérou que je pourrais être son père.
– … j’attends toujours que tu m’expliques comment on passe de l’apnée au Kungfu… et ne me réponds pas que les voies de Neptune sont impénétrables ou j’te fous mon pied au cul et avec une jambe de bois, tu le sentiras passer !

… à suivre


[1] Paisa : habitant du département d’Antioquia, en Colombie.

[2] Les membres de l’ethnie Bassa sont réputés pour leur caractère chicanier : toujours prêts à traîner leur contradicteur devant la justice, ils ne se départissent jamais du timbre qui servira à poster leur requête au juge.