Fiction

Le livre

Ce qu’un typhon abandonne sur son passage peut parfois surprendre… et asticoter la curiosité des bibliophages.

Philippines 2018

Ompong – nom local du tout dernier super-typhon – n’a pas frappé directement Manille, mais les vagues qu’il a soulevées dans la baie furent suffisamment puissantes pour rejeter sur le rivage, avec des amas d’algues, de bambous et de liserons d’eau, des tonnes de déchets : kyrielles de tongs et sandales de plage en plastique dépareillées de toutes tailles et couleurs, légions de bouteilles (eau minérale, boissons gazeuses, shampoing, lotions diverses) en plastique également, flopées de canettes et bombes aérosol, myriades de sacs plastiques aux teintes pastel (rose, gris, bleu, vert) ou transparents, monceaux de boîtes et fragments de caisses en polystyrène expansé, foison de cordelettes de nylon, foultitude de pots de yaourts, gobelets, plaquettes de médicaments et emballages de bonbons, gâteux secs, saucisses, chips et cætera, quantité de rasoirs jetables, peignes, barrettes, pinces à cheveux, brosses à dents… Moins nombreux mais facilement repérables, je note aussi plusieurs ballons à moitié dégonflés (de basket et de volley), de vieux pneus et des chambres à air.
Puis je le vois, le livre.
Il est là, ouvert. Un gros pavé mis à sécher sur le muret qui borde la promenade. Les rafales de vent, assez fort ce jour-là, tournent les pages comme un lecteur prit de folie. Au premier coup d’œil, je suppose que c’est une bible. L’ouvrage en a le format, l’épaisseur conséquente, le genre de mise en page. Mais comment en être sûr ? Peut-être est-ce une édition originale du Capital… Après tout, pourquoi pas ? Le glaneur qui l’a ramassé est assis sur les rochers, en contre-bas. Il me tourne le dos, ne fait pas attention à moi, trop occupé à trier les trésors de sa pêche.
Je m’approche.
Oh !
… (ad libitum)
Je laisse le temps suspendu le temps qu’il faut aux points prévus pour ça. Les secondes cessent de défiler. Une minute de silence, puis une deuxième, muettes. Bref, un laps suffisant pour tourner sept fois ma langue dans ma bouche et décider – oui, j’ai bien réfléchi – de ne rien dire. D’ailleurs vous ne me croiriez pas. Si, si, je vous assure. Et je déteste qu’on me traite de menteur. Nous nous fâcherions : ce serait dommage. Imaginez plutôt le bouquin qui vous chante… Un roman de Roger Facon, par exemple.