Philippines

Métro Manille (13) Final à trois voix

C’est fini, je dis. Fini, fini ? t’insistes. Fini, que nenni ! glapit Nemo qui tape du poing sur la table, renverse la moitié de sa tasse de café, s’excuse, attrape d’un geste vif la sacoche de cuir d’Arsène maculée d’arabica, l’essuie avec un soin inattendu et une serviette en papier avant de la lui rendre.

J’avais entamé notre réunion en douceur, commandé trois cafés, dis alors ça va ? et tout le plaisir que j’éprouvais à nous voir enfin réunis, parlé du soleil et du mauvais temps puis laissé s’installer un interminable silence.

Audience rachitique, j’avais repris, nombre de clics insuffisant, lecteurs pas vraiment enthousiastes… les producteurs ont décidé d’en finir avec Métro Manille – expérience de Web-réalité virtuelle illustrée à but lucratif irréaliste et sans lien avec une entreprise criminelle connue.
Je rentre en France demain, et j’avais enfoncé le clou : c’est fini.
Incrédulité, colère des deux autres, café renversé.
J’encaisse, laisse passer l’orage, reprend la parole, enrobe, tartine, dilue et blablabla.
Puis je me lève – S’cusez, je m’excuse –, rafle ma sacoche – j’reviens tou’d’suite – et file vers les toilettes.
Ce bar, je ne l’ai pas choisi au hasard. Le propriétaire est australien, trois boomerangs sont accrochés au dessus du comptoir, les maillots d’équipes de rugby ornent les murs – Canberra Vikings, Melbourne Rebels, Ballymore Tornadoes, Sydney Fleet, East Coast Aces – et des joueurs de billards qui rangent leur queue dans des casiers fermés à clé s’y donnent rendez-vous. Mais la raison de mon choix n’est pas là, non, ce qui m’intéresse, ici, c’est la porte de derrière. Elle se trouve au bout du couloir qui sépare les toilettes de la cuisine, n’est pas fermée à clé – je m’en suis assuré à l’avance – et donne dans une ruelle étroite, bordée d’habitations déglinguées, démolies les unes après les autres et qui seront bientôt remplacées par des tours de vingt ou trente étages. En attendant, la porte s’ouvre sans protester et je m’esquive, laissant à mes complices le soin de régler l’addition et serrant sous mon bras la sacoche dans laquelle se trouve l’argent normalement destiné à régler les émoluments d’une douzaine de collaborateurs fantômes, mais qui figurent sur ma note de frais. Ha ! Ha ! Ha ! je ricane.

* * *

A peine Arsène eut-il disparu que Nemo se leva à son tour, prit Haddock par la main et : filons, dit-elle.
Mais… s’étonna timidement le tatoueur tout à coup hésitant.
Mais, le brusqua la fille, il n’y a pas de mais ni de temps à perdre.
Et l’entrainant vers la sortie, elle annonça qu’ils allaient à son appartement, promit de tout lui expliquer en chemin et liquida ses derniers scrupules en lui démontrant qu’une fois parvenus à destination, il était dans la logique de l’histoire qu’ils baisassent.
Ils hélèrent un taxi.
Un fois dans la voiture, Nemo tira de sa poche une enveloppe tâchée de café, l’ouvrit, compta les billets qu’elle contenait, plissa les lèvres en une moue mi-contrite mi-satisfaite et, se tournant vers son compagnon, se mit en devoir de lui exposer – a) ce qu’elle subodorait, hélas sans pouvoir en apporter la preuve irréfutable, être les véritables dessins d’Arsène – b) comment elle avait fait diversion en renversant son café et escamoté dans la sacoche de celui-ci les documents confidentiels qui se révélaient en réalité être une liasse de Benjamin Franklin verdâtres. Pas très, très épaisse, reconnut-elle, mais quand même… et Nemo conclut son laïus en décrétant qu’Arsène leur devait bien ça, le salaud !
Puis, en arrivant chez Haddock, ils firent ce qu’elle avait dit.

* * *

Après, tu regardes Nemo se ballader à poil dans ton appartement.
C’est chouette !
Elle te demande si t’as de la bière.
Dans le frigo, tu dis.
Elle revient avec un grande Red Horse, la décapsule d’un coup de dent, se marre en voyant tes yeux ronds, te fais remarquer qu’elle n’est pas belge pour rien, écluse un bon demi-litre sans respirer, soupire d’aise et te tend la bouteille.
Tu biberonnes à ton tour, puis dis que tu vas lui montrer quelque chose, mais d’abord qu’elle ferme les yeux.
Elle ferme.
Tu fais glisser sur leur tringle les tentures style indien qui couvrent les murs, tu pousses les meubles (y’en a pas beaucoup), roules les nattes de bambou étalées sur le sol, retires les plaques de polystyrène qui forment un double plafond, dis qu’elle peut ouvrir les yeux.
Elle ouvre.
C’est pas tout à fait terminé, tu préviens.

* * *

Nemo en resta bouche bée. Couvertes de dessins au crayon, à la plume, au fusain, au pastel, de peinture étalée au pinceau et au couteau, de collages, de lavis, de gouaches, d’aquarelles, les feuilles de Canson format A2 avaient peu à peu envahi les murs, le sol et le plafond de l’appartement, formant un patchwork, à l’intérieur duquel Nemo était immergée, un monde où se mélangeaient bande dessinée, graffiti, photos, coupures de presse, matériaux de récupération, caricatures, trompe-l’œil, humour, drame, rêve, réalité… sans oublier, bien sûr, LE plan du métro, sorte de colonne vertébrale de l’œuvre, le long de laquelle se répartissaient, s’agglutinaient, se repoussaient bidonvilles et quartiers résidentiels, de laquelle partaient, comme les ramifications d’un système sanguin, des jeepneys avec leurs décorations flamboyantes, des bus desservant des destinations lointaines et qu’Haddock avait représenté traversant des paysages remplis de cocotiers, de volcans, de rizières, de bananeraies. Et au delà, prenant le relais jusque dans la cuisine et la salle de bain, il y avait des bateaux : ferries avec des passagers allongés sur des dizaines de rangées de couchettes alignées dans l’entrepont ou appuyés au bastingage et suivant des yeux les îles qui s’éloignent dans leur sillage, bancas surfant sur les vagues comme des araignées géantes, épaves – sous l’épave est la plage, ne put s’empêcher Nemo.

Et toi au milieu qui racontes, racontes les personnages qui peuplent tes dessins – flics et manifestants, syndicaliste assassiné gisant dans une marre de sang et paramilitaires encagoulés, paysans, pêcheurs, guérilleros, travestis…
Et elle te demandes si t’avais l’intention de tout tatouer, tout tout tout ça ?
Et tu dis que t’y avais pas vraiment réfléchis mais que ouais, maintenant qu’elle t’y fait penser, le seul Arsène n’y aurait pas suffit… surtout que t’as l’intention d’intégrer des documents sonores dans ton installation, des bruits de la rue, des cris, des chants qui se déclencheront au passage des visiteurs, et aussi des vidéos, par exemple…
Et te voilà repartis à pérorer sur ton inépuisable saga.

Bon, je suis sorti de l’histoire y’a déjà quelques paragraphes mais là, je dis, faut que j’intervienne, ou c’est parti jusqu’à demain. Alors je coupe le son et j’écris…

… FIN