Philippines

Métro Manille (8) Des clés et des serrures

Nemo acheta quelques brochettes et des bananes à l’angle des rues Del Pilar et Padre Faure, deux bières au Seven Eleven d’en face, puis rentra à son hôtel, s’enferma dans sa chambre et, assise en tailleur sur son lit, déplia pour la centième fois la feuille subtilisée au tatoueur.

Tout au long de leur repas – un festin – à l’hôtel Peninsula, Arsène avait soigneusement éludé toutes les questions de Nemo sur sa vie privée, sa profession ou les raisons de sa présence aux Philippines, se contentant de parler littérature, cinéma et interrogeant longuement la jeune femme sur les circonstances de son naufrage.
Ayant renoncé à tirer du nez d’Arsène le plus petit lombric, Nemo gardait cependant bon espoir d’arracher son secret au parchemin d’Haddock et, une fois à l’hôtel Apartelle, s’attela à la tâche avec méthode.
Elle médita d’abord un long moment sur un passage du premier chapitre de La Jangada, un roman de Jules Vernes dont l’intrigue tourne autour du déchiffrage d’une longue suite de lettres s’enchaînant selon un ordre incompréhensible :

Mais, suivant quelle loi ces lettres avaient-elles été réunies ? (…) En effet, il en est de ces langages chiffrés comme des serrures des coffres-forts modernes : ils se défendent de la même façon. Les combinaisons qu’ils présentent se comptent par milliards, et la vie d’un calculateur ne suffirait pas à les énoncer. Il faut le « mot » pour ouvrir le coffre de sûreté ; il faut le « chiffre » pour lire un cryptogramme de ce genre.

Comptant sur sa pratique des techniques oulipiennes plus que sur son intuition, elle entreprit alors de faire jaillir du sens de la liste des stations (42 stations, 64 mots, 440 caractères) – anagrammes, verlant, initiales, consonances, épuisement des lettres ou/et syllabes composant ces noms et autres contraintes. Un ou deux textes ainsi créés retinrent son attention (peut-être les publiera-t-elle un jour), mais aucun qui permit de soupçonner le plan qui se tramait.
Puis, se rendant soudain compte qu’il était pour le moins curieux de plier une feuille que l’on garde dans un carton à dessin – ceux-ci étant justement destinés à éviter cela –, elle examina plus attentivement l’A4, et s’aperçut qu’il avait été pliée de deux façons. En trois, comme pour être glissée dans une enveloppe 110X220, et classiquement en quatre – le pliage en trois devait être plus ancien, car les plis en étaient mois marqués. Les lignes de pliages et leurs croisements recoupaient bien les lignes bleue et vertes au niveau de certaines stations, mais trop approximativement pour que Nemo se hasarda à échafauder une quelconque hypothèse.
Elle élimina ensuite le recours à l’encre sympathique : le document, surchargé de notes, ratures et gribouillages ne laissait pas la moindre place libre où, par le miracle d’une réaction chimique, on put faire apparaître un texte caché.
Fatiguée, Nemo alla dans la salle de bain, se passa un peu d’eau sur le visage et se frotta vigoureusement les yeux. Quand elle les rouvrit, elle se vit, réfléchie par le miroir, en train de réfléchir. Saperlipopette ! Serait-il possible que… Elle revint presto dans la chambre, fouilla dans son sac de marin – un sac en grosse toile, fermé par un mousqueton –, en tira une trousse à outils qui avait survécu au naufrage du Nautilus, y prit un tournevis, retourna à la salle de bain, dévissa le miroir fixé au dessus du lavabo, le ramena dans la chambre et, sans l’interroger pour savoir qui était la plus belle, l’inclina au dessus de l’étrange document dont elle découvrait à présent l’image inversée.
Mais à la bouffée d’adrénaline fit suite la déception. Et les deux canettes de bières étaient vides. Et se dégourdir les jambes ne lui ferait pas de mal, pensa-t-elle.

La nuit était tombée. Dans Mabini Street, à deux pas de son hôtel, Nemo passa devant une galerie d’art contemporain flanquée d’un restaurant aux allures de sous-marin. Il y avait de la lumière. Et une quinzaine de personnes bavardaient dans le hall en buvant de la bière et du vin rouge. Un vernissage ? Nemo entra. Kiri Dalena, plasticienne et vidéaste, exposait un travail intitulé « Slogans récents ».
L’installation occupait trois espaces au premier étage de la bâtisse. Sur le palier, la vidéo d’une manifestation était projetée en boucle sur un drap – une banderole – tendu entre deux bâtons. Puis on passait dans une pièce où le seul mot « menteur » était répété des dizaines de fois et clignotait sur les murs en lettres de néon. Une table, sur laquelle était posé un livre de petit format mais très épais, occupait le centre de dernière pièce. Sur chacune des mille et quelques pages de l’ouvrage était impeimé un slogan, de ceux que l’on crie dans les manifestations. Tous collectés sous le règne de Benigno « Nonoy » Aquino (actuel président des Philippines), précisa Kiri Dalena. En tagalog ou en anglais, ça allait des classiques « la terre à ceux qui la travaillent » ou « US go home » à la corruption, aux refus des privatisations ou de la violence contre les femmes, en passant par la dénonciation des assassinats de syndicalistes et la revendication de meilleurs salaires. Une exposition photographique, composée là encore d’images de manifestations, complétait le dispositif. Mais les mots d’ordre avaient disparu des pancartes et des banderoles, vierges, brandies par les manifestants : effacés à l’ordinateur, expliquait l’artiste, pour être conservés dans le livre.
Photoshop, pensa Nemo, encore un outil auquel elle pourrait avoir recours pour résoudre le mystère qui l’obsédait. Mais d’abord, elle avait l’intention, dès le lendemain, de rendre une petite visite à ce cher Haddock.

à suivre…