Philippines 2019

Philippines

Moi présidente : finis des contrats précaires !

Moi présidente ? Ma première décision, affirme sans la moindre hésitation Liubeth (photo ci-dessus), ouvrière dans une entreprise de confection de la zone franche de Rosario, serait d’interdire les contrats d’embauche temporaires indéfiniment renouvelés… Ce serait bon pour les femmes, oui, et tant mieux si par la même occasion des dizaines de milliers de travailleurs mâles y gagnent aussi.

Rosario (province de Cavite), dans la grande banlieue de Manille. Vendredi soir, la nuit est déjà tombée quand débute la réunion au Worker Assistance Center (WAC). Une trentaine de participants, tous travailleurs de la confection dans une entreprise de la zone franche voisine ou un atelier de sous-traitance, les femmes légèrement plus nombreuses que les hommes. Ordre du jour : la préparation du rassemblement prévu le lundi suivant devant la direction régionale du ministère du travail pour réclamer la titularisation des travailleurs « contractuels », embauchés pour des contrats de cinq mois renouvelés selon le bon vouloir de l’employeur, parfois des années durant.

Mettre fin à ce système qui précarise les salariés, autorise les entreprises à licencier quand bon leur semble, à se défaire d’éléments trop revendicatifs ou de femmes enceintes en ne renouvelant simplement pas leur contrat – et oubliant souvent, au passage, de s’acquitter des cotisations sociales des travailleurs qu’ils emploient –, était une des principales promesses de campagne du candidat Duterte. Promesse non tenue : une fois de plus, fin juillet, le président a refusé de signer le SOT (Security Of Tenure bill, un projet de loi sur la sécurité de l’emploi), arguant qu’il devait « aussi » prendre en compte le point de vue des employeurs.

La plupart des participants à la réunion du WAC sont d’ex-employés de la compagnie coréenne Lee & Choi, installée dans la zone franche de Rosario (la plus importante du pays). Elle produit pour les marques américaines Macy’s et Hudson’s Bay Company. Sur les quelque 1.200 salariés de l’usine – dont les trois quart sont des femmes –, seuls 147 bénéficient d’un contrat à durée indéterminée passé avec l’entreprise. Les autres sont des « contractuels », embauchés – généralement par l’intermédiaire d’agences de main d’œuvre – pour des contrats d’une durée maximale de cinq mois. Ou pire, des « saisonniers », autrement dit des travailleurs sans aucun contrat, jetable du jour au lendemain. Contractuels ou saisonniers, hommes ou femmes, ils perçoivent au mieux le minimum légal : 373 pesos/jour travaillé (6,5 euros – avec les heures supplémentaires ils peuvent arriver à un salaire de l’ordre de 170 euros/mois).
Quelques mois plus tôt, quand les salariés de Lee & Choi ont manifesté un peu trop fort leur intention de porter la question de la régularisation des contractuels devant l’inspection du travail, la compagnie a fait le ménage : une cinquantaine de contrats n’ont pas été reconduits, notamment ceux des éléments les plus coriaces ou considérés comme des leaders. Parmi eux deux couples – Charlie et Esperanza Jimenez et Liubeth Arel et Rodel Huelba – qui ont accepté de se raconter.

Charlie & Esperanza

Charlie et Esperanza Jimenez. Lui a 47 ans, elle 40. Lui est technicien, réparateur de machines à coudre, elle couturière. Ils ont deux filles, déjà grandes mais qui vivent toujours chez leurs parents, dans la maison qu’ils sont enfin parvenu à acheter, quelques années plus tôt. Après que leur contrat avec Lee & Choi n’ait pas été renouvelé, tous deux ont trouvé du travail dans un atelier de confection, Co James, à Cavite City.
Une douzaine de machines à coudre et à peu près autant d’employés, hommes et femmes, occupant le rez-de-chaussée d’une maison d’habitation, une table de coupe encombrée de vêtements à plier, des monceaux de manches, dos, cols, poches, étiquettes à assembler, le tout dans une ambiance plutôt bon enfant : Co James opère depuis trois mois à peine, sous-traitant au gré des commandes pour le marché local – SM, l’une des principales enseigne de la grande distribution, est aujourd’hui son principal client. La gérante, dit payer ses taxes – « c’est obligatoire pour ouvrir une entreprise » – mais reste plus évasive sur les cotisations sociales de ses employés – « elle nous a promis de le faire bientôt », mentionne Charlie sans se faire trop d’illusions.
Aucun contrat chez Co James, les ouvriers sont payés chaque fin de semaine, rémunérés à la tâche. « Intéressant pour ceux qui bossent vite », prétend Charlie, qui ajoute pourtant : « avec mon salaire, celui de mon épouse, les heures supplémentaires jusque tard le soir, le travail du samedi et parfois du dimanche on arrive pas toujours à boucler la fin du mois ». Alors, sur son rare temps libre, Charlie va pêcher dans la lagune toute proche : une façon de se détendre en agrémentant de poisson frais l’ordinaire de la famille.

Liubeth & Rodel

Liubeth Arel et Rodel Huelba. Respectivement 43 et 42 ans. Vivent avec leurs deux filles de 14 et 11 ans dans un deux pièces, à Rosario. « Le loyer est raisonnable car nous sommes assez loin de la zone franche… ce qui, en contrepartie, veut dire des frais supplémentaires et du temps passé dans les transports », explique Liubeth.
Lors de sa première grossesse, elle travaille déjà dans la zone franche. Contrainte de s’arrêter alors qu’elle est enceinte de cinq mois, elle perd son emploi. Reprend très vite collier après la naissance de sa fille, dans une autre entreprise. Le même scénario se reproduit avec la seconde. « C’est partout pareil, affirment Liubeth et Rodel, dès qu’une ouvrière en contrat temporaire est enceinte, elle est remerciée à la fin de celui-ci ». Une loi allongeant le congé de maternité (qui passe de 65 à 105 jours) a finalement été adoptée en mai 2019, mais ne s’appliquera probablement qu’aux salariées en CDI. Une raison supplémentaire de lutter pour en finir avec le système honni de l’ENDO – abréviation de « end of contract » (fin de contrat) – que le patronat défend, lui, avec acharnement.
Après avoir perdu leur emploi chez Lee & Choi – sans motif explicite, mais en réalité pour s’être rebellé contre le système ENDO – Liubeth et Rodel ont trouvé à s’embaucher, chacun de leur côté, dans des entreprises de la zone franche. Sein Together International Philippines Inc. pour Liubeth, qui coud. Ji Soo Garment Manufacturing Corp. pour Rodel, qui coupe. Les deux entreprises sont coréennes, les salariés contractuels y perçoivent tous le salaire minimum de 373 pesos/jour.
Ce vendredi soir, Liubeth et Rodel sont restés tard à la réunion de WAC, ils ont travaillé le samedi toute la journée et, le dimanche matin, Liubeth est revenue au WAC aider à préparer la mobilisation du lendemain… pendant que Rodel préparait le repas. Tous deux sont fiers d’expliquer au journaliste étranger qu’ils se partagent équitablement les tâches ménagères. « Si j’étais présidente ? Liubeth n’hésite pas une seconde : ma première décision serait d’interdire les contrats d’embauche temporaires indéfiniment renouvelés… Ce serait bon pour les femmes, oui, et tant mieux si par la même occasion des dizaines de milliers de travailleurs mâles y gagnent aussi ».