Philippines 2019

Philippines

Notes du Bangsamoro (4) Indigènes

Bien avant son adoption définitive – juillet 2018 par le parlement, janvier 2019 par référendum –, la Loi organique sur le Bangsamoro (BOL) suscitait inquiétudes et débats parmi les populations indigènes de la région autonome. Les préoccupations récemment exprimées, tant lors d’une rencontre inter-tribale tenue dans la municipalité d’Upi (photo ci-dessus) que du dialogue entre représentants du gouvernement de transition et indigènes du hameau de Bagong, témoignent de la complexité de la situation et des questions toujours en suspens que posent le fonctionnement et les orientations futures de la nouvelle entité administrative.

Dix-huit groupes ethniques de l’île de Mindanao sont regroupés sous le terme Lumad (indigène) qui, estime François-Xavier Bonnet [1] : « donne l’impression d’une unité (comme pour les Moros d’ailleurs) qui n’existe pas en réalité. Les chefs traditionnels sont divisés, non seulement sur les plans linguistique, culturel mais aussi clanique et idéologique ». Et ce qui est vrai pour l’île de Mindanao dans son ensemble – 97.530 km², 25 millions d’habitants – vaut aussi pour la nouvelle Région autonome du Bangsamoro en Mindanao musulman – 12.711 km², 4 millions d’habitants – où quelque 15% de la population se revendique indigène et s’identifie à l’un ou l’autre des groupes ethniques (Teduray, Lambangian, Higaonon et Manobo-Dulugan, Manobo…) présents sur le territoire du Bangsamoro.

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Romeo Saliga (de face), l’un des deux représentants indigènes dans l’Autorité de transition du Bangsamoro, en discussion avec le shaman du sitio Bagong.

La Bangsamoro Organic Law (BOL) reconnaît l’Indigenous People Right Act (IPRA) de 1997 – qui promeut les droits des indigènes sur les domaines ancestraux, ainsi que leurs droits à l’intégrité culturelle, au self-gouvernement, à la justice sociale et aux droits humains –, deux représentants indigènes [2] siègent dans le nouveau parlement du Bangsamoro et un ministère des affaires indigènes a été créé au sein du gouvernement de transition.
Mais toutes les questions relatives à la représentation indigène dans les administrations locales et, surtout, la délimitation des domaines ancestraux, sont loin d’être réglées, tandis qu’une multitude de conflits locaux, le plus souvent liés à des questions foncières, opposent les communautés indigènes aux propriétaires terriens moros et à leurs milices privées, aux combattants du MILF en instance de démobilisation et aux groupes islamistes radicaux toujours en activité (les uns et les autres pouvant à l’occasion faire cause commune).

Organisé sous l’égide du CIDev (Center for Indigenist Developpment) les 3 et 4 juillet dernier dans la municipalité d’Upi (province de Maguindanao), un meeting inter-tribal rassemblait les représentants de quatre tribus : Teduray, Lambangian, Higaonon et Manobo-Dulugan. Tous ces groupes ethniques se définissent comme indigènes, ont en commun une même conception des rapports à la nature et à la « terre mère » ainsi qu’un ensemble de rites et de références culturelles, ils se différencient par la langue et la localisation du domaine ancestral qu’ils revendiquent – de vieux conflits inter-claniques seraient à l’origine de la séparation entre Teduray et Lambanguian qui, à quelques variantes près, parlent la même langue.

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Sitio Bagong.

Meeting inter-tribal

Lors de la rencontre inter-tribale, les débats tournent surtout autour de la représentation indigène dans les instances locales : la loi prévoit la présence d’un représentant indigène à l’échelon municipal et d’un autre dans chaque barangay [3]. Mais les nominations ont été décidées par le tout nouveau ministère des affaires indigènes du gouvernement de transition, sans aucune consultation préalable. Et derrière le débat sur le choix de leurs représentants, se profile l’incertitude quant à leur détermination à défendre ce qui constitue le cœur des revendications indigènes : la reconnaissance des domaines ancestraux.
Car les territoires concernés sont également revendiqués par des paysans moros disposant parfois de titres de propriété individuels et, du fait de la fertilité de leur sol et des ressources de leur sous-sol, suscitent la convoitise d’entreprises agro-industrielles et de compagnies minières.
Président de la Chambre de commerce et d’industrie de Davao, Carlo B. Tria affirme par exemple que : « la création du nouveau Bangsamoro, destiné à poser les conditions du rétablissement de la paix et de l’ordre à Mindanao, génère beaucoup d’intérêt chez les investisseurs arabes, qui y voient de nombreuses opportunités à développer avec des partenaires locaux » (Mindanews, 10 avril 2019). Tandis que Zajid « Dong » Mangudadatu, politicien local allié du président Duterte et membre d’une puissante dynastie ayant la main-mise sur une grande partie de la province de Maguindanao, propose de confier à des entreprises chinoises, israéliennes ou moyen-orientales l’exploration des réserves de gaz et de pétrole dans le sous-sol d’une importante zone humide de la province, les Liguasan Marsh (ABS-CBS News 19 mars 2019).

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Sitio Bagong. Une indigène Teduray chez elle.

Domaine ancestral

Pour résister à ces menaces, les communautés indigènes peuvent invoquer la loi (Indigenous People Rights Act de 1997), aux termes de laquelle tout projet d’exploitation sur les domaines ancestraux doit obtenir l’aval préalable des populations concernées. D’où l’importance de la délimitation de ces territoires. « Les rivières, les montagnes, les centres de peuplement portent des noms d’origine indigènes qui témoignent de notre présence immémoriale sur ces terres », plaide Normindo Mosela, qui affiche son identité Teduray. Diplômé en anthropologie, il prend également la défense de « valeurs ancestrales (…), d’un mode de vie en accord avec la nature » qui ferait des indigènes les garants d’un développement durable, respectueux de l’environnement, et de la « propriété collective de la terre ». Cette dernière revendication est autant la marque d’un attachement à des valeurs communautaires qu’une stratégie de défense face au risque d’émiettement des territoires indigènes qui résulterait immanquablement de la distribution de titres de propriété individuels. « Quand un petit paysan s’endette – ce qui arrive inévitablement à un moment ou un autre du cycle agricole –, il commence par vendre ses buffles, explique Normindo, puis il hypothèque sa terre – quand il en dispose – et devient alors une cible facile pour les grands propriétaires fonciers ou l’agro-business ».

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Sitio Bagong. Un poste de l’armée installé à l’orée du village constitue l’unique présence estatale.

Sitio Bagong.

Habité par quelque cent-cinquante familles d’indigènes Teduray, le hameau de Bagong (municipalité de Datu Saudi Ampatuan, province de Maguindanao) est accroché à flanc de colline dans une zone montagneuse et… conflictuelle :
– A quelques kilomètres, visible depuis le hameau, se trouve Camp Omar, une base du MILF (Moro Islamic Liberation Front, en attente de démobilisation).
– Le BIFF (Bangsamoro Islamic Freedom Figthers), l’un des groupes armés ayant fait allégeance à l’État Islamique, est présent sur le territoire de la municipalité.
– Des politiciens liés à des clans locaux entretiennent leurs propres milices privées.
– Des communautés paysannes moros se sont installées sur des terres que les indigènes considèrent leurs [4], mais que les affrontements entre l’armée et les groupes rebelles les ont contraint d’abandonner à plusieurs reprises pour des périodes plus ou moins longues.
Le cocktail est d’autant plus explosif que tous les protagonistes sont armés – bien que, pour les indigènes, leur arsenal se résume généralement à quelques pétoires de fabrication artisanale – et que la superposition de plusieurs systèmes juridiques sur un même territoire [5] n’incite guère à recourir à la justice pour le règlement de différents locaux.

Au sitio Bagong, le dernier accrochage remonte à fin décembre 2018, quand des coups de feu ont été échangés – heureusement sans faire de victimes – entre les habitants et des agresseurs à l’identité mal définie mais qui auraient crié « Allah Akbar ».
Depuis la fin juin, dans un village, d’une municipalité voisine de Guindulungan, ce sont des éléments du BIFF, mécontents de la présence de pasteurs qu’ils accusent « d’accaparer la terre » – sous-entendu d’y propager le christianisme aux dépends de l’islam -, qui harcèlent les habitants du Sitio Daa Fute.
Tandis qu’à la frontière du Bangsamoro, dans la province de Sultan Kudarat, ce sont les milices privées de politiciens locaux qui tentent d’expulser les habitants du Sitio Tapudi (municipalité de Lebak) pour récupérer et vendre ou louer quelque 150 hectares de terres agricoles à la compagnie bananière Lapanday, l’une des plus importantes de Mindanao.
A cette situation d’insécurité permanente dans les communautés, s’ajoute un sentiment d’abandon.
Dans le cas de Bagong, une piste seulement praticable par des motos et des 4X 4 (et encore si la pluie n’a pas transformé certains passages en bourbiers) relie la communauté à une route asphaltée, il n’y a pas de centre de santé, l’école la plus proche est à trois kilomètres du hameau – on compte sur les doigts de la main les enfants qui terminent le cursus scolaire de base et ne parlons pas du collège -, à défaut d’être alimentés en électricité les villageois ont recours à des panneaux solaires individuels pour s’éclairer ou recharger les batteries de leurs téléphones et seul un poste militaire établi à l’orée du village rappelle l’existence d’une lointaine entité nommée « État ».
Tous ces griefs, inquiétudes et revendications les villageois du Sitio Bagong en ont fait part aux envoyés de l’Autorité de transition du Bangsamoro – parmi lesquels Romeo Saliga, l’un des deux représentants indigènes dans la nouvelle administration – lors d’un « dialogue », organisé le 6 juillet dernier sous l’auvent au toit de tôle dressé au centre du hameau qui sert de lieu de réunion à la communauté. Les visiteurs ont, de leur côté tenté de faire comprendre les avancées, mais aussi les difficultés et les lenteurs du processus en cours dans le Bangsamoro nouveau. Tous ont écouté, déclaré avoir entendu les villageois et promis de « faire remonter »… mais sans jamais amener de réponse concrète ni pouvoir garantir que les mots de la communauté indigène trouveront le moindre écho chez les décideurs, les gestionnaires, les comptables de la nouvelle administration.


[1] « Mindanao : séparatisme, autonomie et vendetta » (François-Xavier Bonnet, Cahiers de l’IRASEC, 2011)

[2] Le parlement de transition compte 80 membres désignés pour trois ans. Avec la présidence et 40 représentants, le MILF, désormais allié du président Duterte (le gouvernement, pour sa part, compte 24 représentants), s’y taille la part du lion.

[3] Le barangay est une subdivision administrative de la municipalité, en zone rurale un barangay regroupe à son tour plusieurs sitios ou hameaux)

[4] Dans la province de Maguindanao, les domaines ancestraux revendiqués par les différents groupes indigènes couvrent 80% d’un territoire sur lequel ils ne représentent que 15% de la population : pas facile à faire accepter par les 85% restant, même si les communautés indigènes ont toujours été et continuent d’être les premières victimes d’accaparements de terres.

[5] La sharia (dans la mesure où elle n’entre pas en contradiction avec la constitution) s’applique pour les populations musulmanes du Bangsamoro, la justice coutumière est reconnue pour le règlement des différents à l’intérieur des communautés indigènes, la juridiction nationale prévaut pour les populations non-moros, les différents inter-communautaires et les crimes graves.