Philippines 2018

Philippines

Tonnes de thon

Situé au fond de la baie de Sarangani, au sud de Mindanao, le grand port de pêche de General Santos est spécialisé dans la pêche au thon.

Le 27 février 1939 – les Philippines sont alors un protectorat nord-américain –, le SS Basilan vient mouiller dans la baie de Sarangani, au sud de l’île de Mindanao. Soixante-deux colons en débarquent. Tous catholiques. Presque tous paysans, originaires de l’île de Luzon. A leur tête le général Paulino Santos. Il a gagné ses galons et une blessure en combattant les moros (les musulmans). C’est lui qui dresse le plan de la nouvelle colonie. D’autres migrants, venus du nord de l’archipel ou des îles Visayas, rejoignent les pionniers [1]. Parmi eux des pêcheurs. Ils introduisent la technique du payao, un DCP – « dispositif de concentration des poissons », selon la terminologie en cours – qui associe un flotteur, ancré au fond, un filin fixé à ce flotteur et lesté à son extrémité inférieure et des palmes de cocotier ou de nipa, attachées à intervalles réguliers le long du filin, qui ondulent entre deux eaux et attirent les poissons. La baie de Sarangani est une étape sur la route de thons. Albacores (thons jaunes), patudos (thons obèses), bonites : la mer est généreuse envers les pêcheurs.

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Au quai n°1 sont débarqués les thons pêchés à la ligne – albacores et patudos pour l’essentiel.

capitale du thon

En 1954, la ville est rebaptisé General Santos City.
Sur le modèle des bangkas traditionnelles, on construit des embarcations plus grandes. Jusqu’à une vingtaine de mètres. Accoudées sur les pattes de bambous qui leur servent de balanciers, elles sont presque aussi larges que longues. On leur adjoint un moteur, elles deviennent des pumpboats.
Au milieu des années 1970, des importateurs japonais à la recherche de fournisseurs de thon de qualité supérieure qu’ils destinent aux amateurs de sashimis et de sushis débarquent à General Santos. Ils passent commande, signent des accords. C’est le pactole. La physionomie de la ville s’en trouvent bouleversés. La population double en une décennie. Des compagnies de pêche industrielle émergent, prospèrent, acquièrent une position dominante, diversifient leurs activités, se modernisent. Les japonais, encore, financent la construction d’un nouveau port de pêche, achevé en 1999. Et General Santos devient la « capitale du thon ».

Rodrigo Rivera, patron de RD Corporation, est l’un de ceux qui ont su profiter de la manne. En 2010, il était le plus riche des pêcheurs philippins : premier exportateur de thon en conserve du pays (14 conteneurs/jour), sa flotte de pêche compte une centaine de navires et, outre les quatre compagnies qui forment RD Corporation – RD Fishing Industry Inc, RD Tuna Ventures Inc., South Sea Fishing Ventures Philippines Inc. and Asia Pacific Allied Fishing Ventures Corp – le groupe possède une quarantaine de filiales dans la banque, l’immobilier, les conserveries, l’agriculture, l’élevage, le mont-de-piété, la construction navale. Son fil, Ronnel, est maire de General Santos City depuis 2013.

Aujourd’hui, plus de 100.000 tonnes de thon frais sont débarquées annuellement sur les docks du port de pêche. L’industrie du thon génère 75.000 emplois directs – dont 20.000 dans les usines de mise en conserve. Quelque 165 gros thoniers (purse-senneurs) appartenant à une poignée de grandes compagnies assurent plus de 60% des prises. Et plus de 30.000 marins-pêcheurs, embarqués sur 1.500 à 2.500 pumpboats (les chiffres varient beaucoup selon les sources), capturent à la ligne les espèces de thon les plus cotées (albacore, patudo).

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Les thons sont pesés et marqués – des goûteurs prélèvent des carottes de chair et seuls les spécimens haut de gamme auront droit à l’étiquette « sashimi » – puis éviscérés. Certains sont mis dans de grands bacs de glaces, d’autres immédiatement transférés dans des camions frigorifiques.

territoires de
pêche privés

Stimulées par la demande croissante des importateurs japonais, les compagnies de pêche industrielle de General Santos ont innové, combinant le déploiement d’un grand nombre de payaos [2] et l’usage de sennes-coulissantes manœuvrées par des navires de fort tonnage qui ne rentrent pratiquement jamais au port.

Ancrés de plus en plus loin (70 à 1.000 kilomètres du port) et de plus en plus profond (de 200 à 5.000 mètres), les payaos sont déployés en réseaux d’une trentaine de DCP chacun, qui délimitent des zones de pêche de 400 à 500 km². Les lieux de pêche sont ainsi déterminés à l’avance : plus de temps perdu à pister les bancs de thon et des économies en carburant. Chaque groupe de payaos est opéré par un gros purse-senneur, le bateau-mère, qui ne rentre au port que pour entretien, en cas d’avarie ou de danger (typhon). Il est assisté par une flottille de ranger-boats, qui inspectent les payaos et jouent les chiens de garde, de light-boats, dont l’éclairage puissant attire les poissons et qui participent à la manœuvre de la senne coulissante, de transporteurs, qui font la navette entre le bateau-mère et le port. Quand la concentration des poissons autour d’un payao est jugée suffisance – environ deux semaines après leur pose –, le ranger-boat avise son bateau-mère, qui donne le signal de la récolte. Celle-ci commence généralement vers les 4 heures du matin, avant que le soleil se lève et les thons plongent plus profond. Le niveau moyen des prises tourne autour de 14 tonnes par payao. A raison d’un DCP visité quotidiennement, il faut un mois au bateau-mère pour faire le tour de sa zone d’opération.

Dans les années 1990, les lieux d’installation des payaos se situaient en moyenne à une centaine de kilomètres du port. Mais la diminution des prises dans la zone économique exclusive des Philippines a déplacé les lieux de pêche vers les eaux internationales. Et la plupart des compagnies de General Santos déploient désormais leurs payaos sur trois zones principales : à l’est des Philippines dans l’Océan Pacifique (environ 300 km de General Santos), dans la Mer de Sulu (environ 600 km de General Santos), à la limite avec les eaux indonésiennes et malaisiennes (environ 750 km de General Santos) [3].

Des bouées d’acier, peintes aux couleurs des compagnies, remplacent aujourd’hui les flotteurs de bambou des payaos traditionnels. Ils constituent les bornes de territoires marins sur lesquels les sociétés de pêche industrielle s’arrogent un droit d’usage. Sans le moindre titre de propriété, mais par un système d’accord tacite au respect duquel l’Association des purse-senneurs de South-Cotabato (SOCOPA) veille jalousement – pêcher sur les payaos d’un concurrent est considéré comme un vol -, les plus grandes et les plus influentes des compagnies se taillent ainsi des domaines de pêche couvrant des milliers de kilomètres-carré.

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Au quai n°2 abordent les navires qui font la navette entre les purses-senneurs et le port. Les bateaux sont plus gros, mais les poissons plus petits qu’au quai n°1.

thon à la ligne

Les patrons de pêche qui opèrent des handliners (navires de pêche à la ligne) ne sont pas soumis aux mêmes règles que les purses-senneurs et autorisés à pêcher sur les payaos des compagnies.
Pourquoi ?
D’abord parce que le nombre de handliners les rend difficilement contrôlables par les ranger-boats des compagnies qui préfèrent éviter les conflits.
Ensuite parce que purses-senneurs et handliners ne ciblent pas les mêmes proies : alors que les premiers capturent principalement les bonites et autres espèces pélagiques qui nagent près de la surface, les handliners pêchent essentiellement l’albacore et le patudo, qui évoluent dans des eaux plus profondes.
Enfin parce que les handliners, qui se déplacent librement entre les territoires de différentes compagnies, informent celles-ci sur la concentration des poissons autour des payaos.

Construits en contre-plaqués ou en fibre de verre, les plus gros handliners sont des pumpboats qui jaugent jusqu’à 50 tonneaux. Ils embarquent, arrimés sur leurs balanciers, une bonne vingtaine de pakuras. Ces petites embarcations sont mises à l’eau une fois sur la zone de pêche et opèrent autour de leur bateau-mère. Les pakuras peuvent avoir un propriétaire différent de celui du navire porteur pour lequel elles opèrent alors comme sous-traitant.
Les lignes utilisées pour la pêche au thon sont en nylon de 1,5 à 3 millimètres de diamètre et jusqu’à 300 mètres de long. Du fait de leur taille, les hameçons ne capturent que de gros poissons (albacores, patudos, marlins, espadons) et évitent les prises accessoires – à la différence des purses-senneurs dont les filets remontent tout ce que leurs mailles retiennent. Les appâts sont constitués de morceaux de poisson ou, à défaut, de bouts de cellophane imprégné d’encre de calmar.
La campagne de pêche d’un handliner dure de quelques jours à deux semaines – limite imposée par les conditions de conservation du poisson à bord des pumpboats. Quelques jours avant le départ, la nourriture, l’eau, le carburant – qui représente 60% des frais d’une campagne de pêche – sont stockés à bord. Les blocs de glace sont embarqués au dernier moment. Un à trois jours sont nécessaires pour se rendre sur la zone de pêche. Le rendement moyen d’une campagne est de 1,6 tonne de poisson par pumpboat.

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Le handliner « Mary-Jane » (photo du haut) au retour d’une campagne de pêche, les pakuras sont remisés sur les balanciers, du linge sèche accroché aux haubans. Une semaine plus tard (photo du bas, à gauche), le Mary-Jane s’apprête à repartir et charge des blocs de glace. Les pakuras (photos du bas, à droite) sont parfois embarqués sur des navires autres que des pumpboats.

marin-pêcheur ?
non, passager

L’équipage est composé d’une à deux douzaines de marins-pêcheurs.
Le recrutement se fait selon le système du cabo, un rabatteur indépendant qui fait office d’agence de main d’œuvre. Pas de contrat de travail, de couverture sociale. Les marins-pêcheurs ne sont pas embauchés mais embarqués comme « passagers », ce qui exonère l’employeur de toute responsabilité. Ils sont payés au retour, selon un mode de répartition des bénéfices convenu à l’avance et après déduction des frais de la campagne.
Certaines des plus grosses compagnies passent des accords avec des patrons de handliners, auxquels elles fournissent le capital de départ et qui deviennent des sous-traitants.


[1] Au lendemain de la seconde guerre mondiale, le nouvel état indépendant des Philippines doit faire face à un puissante révolte paysanne dans l’île de Luzon. Réforme agraire ? Pas question. Le gouvernement préfère utiliser Mindanao comme soupape de sécurité. Entre 1948 et 1960, plus de 1,2 millions de chrétiens migrent vers la terre promise (au sens littéral). L’installation des colons dans la grande île du sud de l’archipel se fait au dépend des musulmans et des indigènes, spoliés de leurs terres et qui deviennent minoritaires. En réaction à cette colonisation interne naîtra le Moro National Liberation Front (MNLF).

[2] Les informations relatives à l’utilisation actuelle des payaos sont tirées de Strategies and tactics of tuna fishers in the payao (anchored FAD) fishery from general Santos city, Philippines par Edison D. Macusi, Ricardo Babaran et Paul Van Zuieten (2015).

[3] Conséquence de l’éloignement croissant des zones de pêche : les équipages sont condamnés à rester à bord des bateaux-mères pour des périodes qui dépassent fréquemment les neuf mois voire l’année, et les passeports et livrets de marins sont parfois confisqués.