Il a neigé dans le salon pendant la nuit, le fond de l’Univers est blanc, légèrement granuleux, des formes blêmes, gueules enfarinées, volumes courbes, malléables et souples au toucher, gravitent dans le vide sidéral, se frôlent, se croisent, s’occultent suivant des orbes immuables, projettent leurs ombres légères sur le paysage laiteux.
L’humour dans l’escalier. « Abaissez la manette et l’escalier se relève pour venir fermer la trappe dans laquelle il s’ajuste parfaitement. L’usager qui vient de monter à l’étage se retrouve alors isolé du bas-monde, libre de se livrer en toute quiétude aux activités de son choix, sans avoir à redouter les sinistres grincements de marches annonciateurs de visite importune ».
C’est du moins ce que promet la notice, sans préciser que l’emplacement de la manette chargée d’activer le mécanisme de rétractation rend son accès pour le moins problématique. Ladite manette est en effet située à l’aplomb de la deuxième marche et si, comme cela semble logique, l’utilisateur veut refermer l’escalier derrière lui après, et seulement après être arrivé sur le palier, la manette se trouve hors de portée. Si l’on est d’une taille suffisante – ce qui est mon cas – on peut cependant l’atteindre, la manette, au moment d’entamer son ascension, depuis la première ou deuxième marche. Ce n’est pas très pratique, mais jouable. A mon premier essai, je montais donc une puis deux marches, me hissais sur la pointe des pieds, tendis le bras et actionnais la manette : je fus brutalement catapulté vers le haut et allais m’écraser contre la bibliothèque murale située sur le palier – celle-ci s’effondra et je me retrouvais enseveli sous une montagne de livres. Ce n’était guère concluant. Je fis une seconde tentative, à partir de la première marche : l’escalier, cette fois, se déroba sous mes pieds, me déséquilibrant vers l’arrière, et j’atterris sur mon séant, au rez-de-chaussée, sans plus aucun moyen de gagner le première étage ni de ramener l’escalier escamoté dans sa position initiale.
J’appelais le service après-vente où l’on me rit au nez :
– Non Monsieur, il ne s’agit pas d’un défaut de fabrication… le modèle ne vous donne pas satisfaction, Monsieur ? ne vous en prenez qu’à votre pauvre sens de l’humour, Monsieur.
Je ne trouvais pas ça drôle.
On me promit toutefois d’envoyer un technicien mais en m’avertissant :
– La première intervention est gratuite, c’est dans la garantie, mais pas les suivantes.
Après le passage de l’employé de la société – En Marches SA, que je vous déconseille –, quand l’escalier rétractable eut repris sa position déployée – celle qui le fait ressembler à n’importe quel escalier commun –, je décidais que c’était aussi bien comme ça : simple question de bon sens quand on est, comme moi, dépourvu de celui de l’humour.
Le chevalier inexistant. Collez votre oreille à la photo, allez-y ne craignez rien, personne ne vous regarde. Alors ? Entendez-vous ? Oui, cette sorte de souffle calme et régulier… c’est léger, à peine perceptible mais on ne peut s’y tromper : quelqu’un respire derrière ce que vous prenez – à tort – pour le heaume d’un chevalier inexistant. Qui est-ce ? Depuis combien de temps vit-il enfermé dans les tiroirs de ce meuble de bureau récupéré chez une entreprise dont le design faisait peau neuve ? Mon hypothèse se base sur une vieille légende transmise de père en fils et que d’anciens salariés se racontent encore lors des longues veillées d’hiver au coin du feu. Ça remonte aux temps héroïques de la société. Elle était alors dirigée d’une main de fer par l’ancêtre de l’actuel patron qui, à défaut de respecter le droit du travail, sacrifiait volontiers à celui de cuissage. Or ne voilà-t-il pas qu’un obscur employé de l’entreprise sus-mentionnée, un minus besogneux, un minable comptable, un riquiqui, un vermisseau, un stagiaire peut-être, moins qu’une merde quoi, une sous-merde ! eut l’audace de lever les yeux sur la fille du boss, jouvencelle délurée mais qui jouait les ingénues en présence du paternel. Le drame advint un soir que le patron tyrannique et nonobstant papa gâteau, inopinément revenu chercher quelque dossier oublié dans son burlingue, y surprit la donzelle et le godelureau, forts affairés sur le même austère meuble métallique à tiroirs coulissants par moi récupéré bien des lustres plus tard. Imaginez l’esclandre ! La porte à coup de pieds au cul n’étant pas un châtiment à la hauteur du crime commis, estima le Père et tout puissant représentant de Dieu dans l’entreprise, le coupable fut piétiné par ses sbires jusqu’à ce que mort s’en suive. Fort mécontent – on le serait à moins –, l’esprit de la victime assouvit depuis lors sa vengeance en revenant, nuit après nuit, mettre un joyeux bordel dans les armoires de rangement et les archives de la boîte.
Il y a quelques années seulement que le lointain descendant du patron original, excédé de ne jamais retrouver ses dossiers là où il les avait rangé la veille, décida de renouveler la totalité du mobilier de la société. Personnellement, je n’ai jamais eu à me plaindre de la présence du spectre. Sa respiration se fait légèrement haletante les soirs de pleine lune, mais cela n’a rien de gênant, au contraire : ce supplément d’âme me tient compagnie et je lui lis des passages piochés au hasard dans le livre d’Italo Calvino.