Philippines 2018

Philippines

La justice dans la ligne de mire du président

Mardi 20 mars 2018, la Coalition pour la justice appelait à manifester pour dénoncer la procédure de destitution lancée contre Maria Lourdes Sereno, présidente de la Cour suprême de justice.

L’affaire semble mal engagée pour le plus haut magistrat du pays dont la destitution pourrait se concrétiser dans le courant du troisième trimestre. Après plusieurs mois de pressions et tractations diverses – le pouvoir aurait sans doute préféré une démission, voire une mise en congé de longue durée –, les députés alliés du président Rodrigo Duterte (très largement majoritaires à l’Assemblée Nationale) ont entamé une procédure de destitution pour fraude fiscale (entre autres) à l’encontre de la présidente de la Cour suprême de justice.
Avec la mise sur la touche de facto de Maria Lourdes Sereno, le président se débarrasse d’une détractrice particulièrement encombrante au moment où la Cour criminelle internationale lance contre lui et un certain nombre de hauts gradés de la police une « évaluation préliminaire » concernant les milliers de victimes de sa « guerre contre la drogue » – procédure qui pourrait déboucher sur une inculpation pour crime contre l’humanité -, et il prend le contrôle d’un des derniers contre-pouvoirs qui ne lui était pas encore aveuglément acquis.

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La magistrate n’est pas la première à essuyer les foudres du palais pour s’être montrée trop encline à parler haut et fort.

Quelques semaines après son entrée à Malacañang (le palais présidentiel), Rodrigo Duterte s’en était pris à sa meilleure ennemie, la sénatrice Leila de Lima. Celle-ci, du temps où « Rody » était encore maire de Davao, avait demandé la création d’une commission d’enquête sur les exécutions extra-judiciaires perpétrées par des escadrons de la mort dans sa municipalité et avec son aval.
En septembre 2016, elle est écartée d’une autre commission d’enquête sénatoriale, sur la guerre contre la drogue, cette fois. Et le 24 février 2017, Leila de Lima, accusée de complicité avec des narcotrafiquants, du temps où elle était ministre de la justice dans le gouvernement de Benigno Aquino III, est incarcérée.
Mais la dame a du répondant. Une année de détention n’a pas brisé sa détermination, ni ne l’a réduite au silence. Et faute de mieux, en toute indépendance, cela va sans dire, le ministère de la justice envisage de lever les charges pesant sur trois barons de la drogue aujourd’hui incarcérés – Kerwin Espinosa [1], Peter Lim et Peter Co –, qui pourraient être appelés à témoigner lors du procès contre la sénatrice.

Dernière minute : devant la levée de bouclier provoquée par cette annonce, le ministère de la justice vient de faire machine arrière et renonce à lever les charges contre les trois narcotrafiquants (Inquirer du 21/03/2018).

Melchor Arthur Carandang est une autre victime de la colère présidentielle. L’homme appartient au bureau de l’Ombudsman (l’agence philippine anti-corruption). Dans le cadre de ses fonctions, il enquêtait sur des dépôts, d’un montant total de plusieurs dizaines de millions de dollars, effectués sur des comptes en banque appartenant au président, mais dont l’existence n’avait jusqu’alors pas été révélée. Au début de l’année, Duterte ordonne sa mise à pied pour trois mois : Carandang aurait laissé filtrer à la presse des informations jugées confidentielles. Et quand Conchita Carpio-Morales, directrice de l’agence, soutient son adjoint, le président la menace de poursuites.
Un peu plus tard, devant le refus (certainement spontané) du Conseil contre le blanchiment d’argent (AMLC, Anti-Money Laundering Council) de fournir les éléments d’enquête en sa possession, l’Ombudsman clôt l’enquête sur les comptes suspects.

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Autant dire que les motifs de protester contre les dérives dictatoriales du régime et de défendre les institutions démocratiques ne manquent pas – le dernier en date étant la décision de Rodrigo Duterte de retirer les Philippines des signataires du Traité de Rome (fondateur de la Cour criminelle internationale), en réaction à l’investigation préliminaire diligentée contre lui par ladite Cour criminelle.

Ce mardi 20 mars 2018, les manifestants rassemblés devant la Cour suprême à l’appel de la Coalition pour la justice ne se comptent pourtant pas par milliers. Mais regardons le côté positif des choses : la Coalition pour la justice rassemble un éventail assez large de sensibilités politiques, de représentants des différentes églises et d’organisations de la société civile… qu’il n’est pas si fréquent de retrouver côte à côte dans la rue. Et face au rouleau compresseur Duterte, la convergence des forces progressistes (elles n’étaient hélas pas toutes là) sur des objectifs communs est un premier pas encourageant.


[1] Kerwin Espinosa est le fils de Rolando Espinosa, maire d’Albuera, une petite ville de l’île de Leyte. Accusé de collusion avec des trafiquants de drogue, celui-ci est incarcéré, en octobre 2016, à la prison de Babay, une ville voisine. Le 5 novembre de la même année, des policiers du Criminal Investigation and Detection Group (CIDG) se présentent à la prison. Il est 4 heures du matin, ils sont porteurs d’un mandat de perquisition (???). Quand ils arrivent à la porte de la cellule où est détenu le maire d’Albuera, une fusillade éclate. Rolando Espinosa est tué. « Il a ouvert le feu le premier », déclare l’inspecteur Leo Laraga, qui commandait l’opération. Un témoin aurait pu le contredire : le codétenu qui partageait la cellule d’Espinosa. Mais il a été abattu durant l’opération.