La présence de mon ombre me pèse parfois. Maintenant, par exemple. Je viens de retirer mes lunettes et les pose sur la table du salon : pourquoi faut-il qu’elle, mon ombre, s’en mêle, adopte cette forme de griffes menaçantes qui contredit la quiétude de l’instant, confère à la scène une ambiance de film d’horreur.
J’aimerais pouvoir la retirer, mon ombre, comme on ôte son chapeau, on retire ses chaussures, on se déshabille. J’aimerais pouvoir la poser, mon ombre, soigneusement pliée sur le dossier d’une chaise, l’accrocher à un porte-manteau, la suspendre à un cintre. L’oublier et qu’elle m’oublie aussi, mon ombre. Je le lui ai déjà dit. Elle a fait la sourde-oreille.
C’était par une belle journée, en fin d’après-midi, j’avais le soleil dans le dos, elle me précédait, mon ombre. J’ai insisté, lui ai proposé qu’on se retrouve un peu plus tard. Motus. Agacé, j’ai fait brusquement demi-tour. Ni l’une ni deux, elle s’est lancé à ma poursuite, mon ombre. J’ai pris une rue latérale, emprunté un trottoir à l’ombre. Mais elle était toujours là, je sentais sa présence, tapie dans l’ombre, mon ombre, elle ne me lâchait pas d’une semelle. Je me souvenais des techniques enseignées aux espions pour briser une filature et j’ai tout essayé : revenir sur mes pas, sauter d’un taxi dans un autre, pénétrer dans un grand magasin par l’entrée principale, flâner dans les rayons, m’enfermer dans une cabine d’essayage, ressortir par une porte de service… En vain. Marre, j’en avais marre. Je l’ai insultée, mon ombre, ça n’a pas eu l’air de l’atteindre. Je l’ai suppliée, mon ombre, sans plus de résultat. Un homme courtois, dit un proverbe chinois, ne marche pas sur l’ombre de son voisin. Mais qui se préoccupe de ce qu’une ombre peut faire subir à son propriétaire ?
Un homme courtois ne marche pas sur l’ombre de son voisin
Aujourd’hui, j’en suis à préférer au soleil la grisaille, la brume, la pluie, même, quand les contours se diluent, se dissolvent, s’effacent, quand mon ombre se fait discrète, au moins s’estompe et parfois disparaît.
Ah, quel soulagement !
Hélas! ça ne dure jamais bien longtemps.
Or là, maintenant, il faut que je trouve une solution radicale pour m’en débarrasser, la tenir à l’écart de l’opération, mon ombre.
Pourquoi ?
Ah ! je vous vois venir : vous essayez pas de me tirer les vers du nez. Mais je ne vous dirai rien. Ni l’heure, ni la date, ni le lieu. Encore moins le nom de la cible. Contentez-vous de savoir que c’est pour bientôt, quelque part. Et qu’il est hors de question que je m’encombre de la présence d’un témoin, même muet comme une ombre.
La dernière fois, déjà, je m’en suis tiré de justesse : les caméras de surveillance avaient enregistré le passage d’une forme, une présence fugitive à l’écran – mon ombre – heureusement trop floue pour être identifiable.
– C’est lui, a malgré tout diagnostiqué l’Inspecteur.
Ce flic a juré de me mettre la main au collet, c’est devenu pour lui une véritable obsession, au point que ses collègues l’ont surnommé « le chasseur d’ombres ».
– Lui ? s’est étonné le commissaire.
– Enfin, elle : son ombre…
– Voulez-vous dire, Inspecteur, que le suspect est un homme doté d’une ombre féminine ?
– En quelque sorte…
– Et qu’il ferait ça pour brouiller les pistes ?
– Heu…
– C’est elle qu’il faut coincer, Inspecteur, son ombre, et lui offrir une réduction de peine en échange du nom de son complice.
Le pire c’est qu’il a raison, le bougre : elle s’en tirera toujours, mon ombre, se faufilera entre les barreaux et personne ne courra après. Tandis que moi j’y passerai vingt ans, à l’ombre.