Philippines 2011

Philippines

A propos de cocotiers, d’escrocs et de guérilleros

Les cocotiers ! Ouvrez un quelconque catalogue d’agence de voyage, vous y trouverez immanquablement ces palmiers sur papier glacé et en quadrichromie, associés à des plages de rêves et des piñacoladas servis dans la noix même, piqués d’une paille et d’un petit parasol de papier coloré. Mais qu’est-ce qu’un cocotier et un combattant de la Nouvelle Armée du Peuple peuvent bien avoir en commun ? Quant aux escrocs…

La réponse à la première question se trouve dans un document de l’USAID (United States Agency for International Development) : The Philippine coconut industry (Rolando T. Dy et Senen Reyes, 2005). L’auteur y explique que les rebelles sont solidement implantés dans (presque) toutes les principales régions de culture des cocotiers.
Faut-il en déduire que des individus élevés au lait de coco développent une pulsion insurrectionnelle aiguë ?
C’est peu probable, mais alors ?
L’USAID, encore une fois, éclaire notre lanterne : ces régions-là (plantées de cocotiers et de guérilleros) sont parmi celles qui enregistrent les plus forts indices de pauvreté du pays.
On comprend mieux.

En mars 1521, quand les navires de Magellan, après plusieurs mois d’une éprouvante traversée de l’Océan Pacifique, abordent enfin aux îles qui ne seront que plus tard baptisées « Philippines », Antonio Pigafetta, scribe de l’expédition, s’extasie : « Ainsi que nous avons le pain, le vin, l’huile et le vinaigre de diverses provenances, ces gens ont les susdites choses qui proviennent uniquement de ces palmiers (…) Ce palmier fait un fruit nommé coco, qui est aussi gros que la tête ou environ (…) Il a une moelle blanche de la grosseur d’un doigt qu’ils mangent fraîche avec la viande ou le poisson comme nous le faisons avec le pain (…) Du milieu de cette moelle sort une eau claire et douce et fort cordiale (…) Quand ils veulent faire de l’huile, ils prennent le fruit dit coco et laissent pourrir et corrompre la moelle dans l’eau, puis la font bouillir, et elle devient de l’huile en façon de beurre. Quand ils veulent faire du vinaigre, ils laissent corrompre l’eau du dit coco et la mettent au soleil, elle se tourne en vinaigre comme du vin blanc. De ces fruit on peut faire aussi du lait (…) Deux de ces arbres entretiennent une famille de dix personnes (…) »

Philippines 2011

Casiguran (province d’Aurora dans l’île de Luzon). Petit producteur de coprah.

Aujourd’hui, les cocotiers continuent de jouer un rôle majeur dans l’alimentation des communautés de paysans et de pêcheurs de l’archipel.
Mais les autochtones ne sont plus les seuls consommateurs : la demande mondiale explose.
Huile de coprah et autres dérivés des fruits du cocotier (pulpe, lait, fibre) sont désormais présents dans de nombreux produits vendus dans les supermarchés, aux rayons alimentation (gâteaux secs, pâtisseries, margarines, glaces, lait, huile, vinaigre, confitures, pâtes à tartiner, sucre, sirop, farine, chips), cosmétiques (crèmes hydratantes, baumes, démaquillants, bains, huile), produits de nettoyage (savons, détergents, brosses, balais) et aménagement intérieur (nattes, moquettes, revêtements muraux). L’huile de coprah peut aussi se décliner en agrocarburant et le tourteau de coprah est utilisé dans l’alimentation animale.
Aux Philippines, premier exportateur mondial de ce nouvel or blanc, les cocoteraies s’étendent sur 3,5 millions d’hectares (26 % des terres agricoles) et l’industrie de la noix de coco a le vent en poupe [1]. En 2016, l’huile de coprah représente près du quart des exportations agricoles du pays et les exportations de lait de coco sont passées de 647.000 litres en 2008 à 1,8 millions de litres en 2010 avant de bondir à 61 millions de litres en 2015 [2].

Tout n’est pourtant pas rose à l’ombre des cocotiers.
La situation des quelques 3,4 millions d’agriculteurs qui s’adonnent à la culture de la noix de coco n’a rien d’enviable : rares sont les paysans qui possèdent les terres qu’ils travaillent – le plus souvent ils reversent 60 % du produit de leur récolte aux propriétaires des dites terres – et plus de la moitié d’entre eux vivent en dessous du seuil de pauvreté.
Si le climat et les sols de l’archipel se prêtent admirablement à la culture du cocotier, les typhons y sont dévastateurs : en 2013, le super-typhon Hayan abat ou étête 44 millions de cocotiers.
Les rendements sont faibles (47 noix/cocotier/an alors que certaines plantations de Malaisie atteignent les 200 noix/cocotier/an).
Et comme tout un chacun, les palmiers vieillissent : leur durée de vie « utile » oscille entre 60 à 80 ans et un tiers des 330 millions de cocotiers philippins arrive à l’âge de la retraite.
Conséquence de ce qui précède : la production ne parvient pas à suivre le rythme d’une demande toujours croissante – et la présence de la guérilla demeure forte dans les principales zones productrices de noix de coco, notamment Mindanao et Eastern Visayas.

Philippines 2014

Tacloban (dans l’île de Leyte). Quelques mois après le passage du super-typhon Hayan.

Chargée de mettre en œuvre la politique gouvernementale pour la production et l’industrie de la noix de coco, la Philippine Coconut Authority (PCA) apparaît plus soucieuse de répondre aux sollicitations des exportateurs que d’améliorer les conditions de vie des populations qui dépendent de la culture du cocotier.
« Il est possible de multiplier les rendements par quatre grâce à l’irrigation, l’utilisation d’engrais et de variétés hybrides », affirme Romulo De la Rosa, vice-président de la Philippine Coconut Authority [3]. Loin de se féliciter que pesticides et herbicides soient inconnus dans les cocoteraies, l’utilisation d’engrais rarissime et les récoltes généralement manuelles, De la Rosa considère la production de noix de coco « bio par négligence ». Afin de remédier à cet état de fait, l’agence prévoit, dans les trois années à venir, de distribuer vingt million de semences pour « impulser un programme massif de replantation ». Les nouvelles variétés hybrides ne donneront cependant leurs premiers fruits que dans trois à quatre ans. D’ici là, « il est urgent d’inciter les agriculteurs à utiliser des engrais pour accroître les rendements et combler le fossé entre l’offre et la demande », estime le représentant de la PCA qui, pour booster encore la production, encourage les partenariats avec le secteur privé.

Les communicants du géant de l’agroalimentaire Cargill sont plus subtils.
La multinationale est implantée aux Philippines depuis 1947, possède des centres d’achat du coprah et des usines de broyage dans les îles de Leyte et Mindanao et, l’an dernier, s’est vu attribuer le Top Exporters Award [4], qui récompense le premier exportateur de produits dérivés de la noix de coco.
Aujourd’hui, Cargill, en partenariat avec BASF et Procter & Gamble [5], promeut un programme destiné à mettre en place une « chaîne logistique de l’huile de coco, transparente et certifiée durable » [6]. Pour la première étape de cette initiative, qui sera menée en coordination avec la Philippine Coconut Authority et l’Agricultural Training Institute, 3.000 petits producteurs philippins ont été sélectionnés pour suivre une formation aux « bonnes pratiques agricoles ». Les promoteurs du projet en attendent une augmentation de la productivité des plantations, concomitante de celle des revenus des paysans. La production des agriculteurs engagés dans ce programme sera ensuite achetée par Cargill – « libérant ainsi les paysans de la tutelle des intermédiaires », plaident les partisans du projet… mais n’est-ce pas pour la remplacer par celle de Cargill ? Puis le coprah sera broyé et converti en huile (dans les usines de Cargill). Laquelle huile, brute ou raffinée mais dans tous les cas affublée d’une certification « durable » (délivrée par Cargill), sera transformée par BASF et Procter & Gamble en une multitude de produits cosmétiques, de santé et alimentaires.

Philippines 2011

Casiguran (province d’Aurora, dans l’île de Luzon). Petits producteurs de coprah.

La noix de coco éveille décidément bien des convoitises.
Et la Philippine Coconut Authority subodore que 2018 sera une année faste [7] : outre une augmentation pronostiquée de 20 % des exportations, l’agence espère que l’industrie de la noix de coco bénéficiera de l’injection « de moyens financiers considérables », grâce au déblocage du Coco Levy Fund.
Coco Levy Fund ???
Pas de panique, nous y venons, avec l’entrée en scène les escrocs annoncés dans le titre de l’article.

Arnaque à la noix

Ils sont douze, et leur chef. On les surnomme les Rolex-12, car la vox publica prétend qu’ils ont chacun reçu, cadeau du boss, une montre en or – « Pas une Rolex, conteste William Sullivan, alors ambassadeur des EU à Manille et qui doit savoir de quoi il parle, une Omega ».
Rolex ou Omega, nous sommes en 1971, Ferdinand Marcos, le chef, est au pouvoir et se prépare à proclamer la loi martiale.
Or, tous les malfaiteurs professionnels vous le diront : un mauvais coup ça se prépare. Et même si le soutien de Richard Nixon leur est acquis, le dictateur et ses douze complices, tous militaires de haut rang et/ou issus des grandes familles qui dirigent le pays, ne veulent rien laisser au hasard et planifient avec soin l’agenda et l’argumentaire du pronunciamiento.
Est-ce pour se détendre un peu entre deux réunions qu’ils échafaudent ce qui sera qualifié par certains d’arnaque du siècle ?
Qui sait…
Quoi qu’il en soit, cette année-là est décidée la création d’un fond d’investissement, baptisé « Coco Levy Fund », qui sera alimenté par une nouvelle taxe prélevée sur les ventes de coprah – 55 centavos/quintal de coprah – et dont les revenus seront (c’est du moins ce qui est annoncé) utilisés pour le développement des plantations de cocotiers et l’amélioration des conditions de vie des paysans.

Entre 1971 et 1983, la taxe sur le coprah permet de ponctionner 9,8 milliards de pesos philippins (environ 165 millions d’euros) dans les poches des paysans.
L’un des douze brigands, Eduardo « Danding » Cojuangco, est chargé d’administrer le fond. Il place de l’argent à la United Coconut Planters Bank (qu’il préside), achète la compagnie d’assurance Cocolife et plusieurs usines de fabrication d’huile de coco, investit dans le rachat de parts de la compagnie San Miguel, la plus grosse entreprise de boissons et d’alimentation du pays, dont il prend bientôt le contrôle.
Et les milliards du Coco Levy Fund prospèrent.
Ils font des petits qui accouchent à leur tour de milliards qui font eux-mêmes des petits qui… etc.
Sans que jamais – est-il nécessaire de le préciser ? – les paysans ayant cotisé en voient la couleur.
Passe le temps.

Coco Levy Fund

Mais à force de passer, le temps se gâte.
Le dictateur est renversé (1986).
Corazon Aquino, qui lui succède, gèle les avoirs du Coco Levy Fund et met en place la Presidential Commission on Good Government (PCGG) chargée de récupérer les biens mal acquis par Marcos et ses affidés.
Nommer une commission est facile, en obtenir des résultats est une autre affaire.
D’autant que les acolytes du dictateur déchu sont toujours là.
Eduardo « Danding » Cojuango, qui avait suivi son patron en exil, est de retour aux Philippines dès 1989, et c’est l’un des hommes les plus riches du pays.
Et d’autres membres du gang des Rolex-12, qui ont retourné leur veste au bon moment, occupent des postes influents et sont bien décidés à mettre des bâtons dans les roues de la Commission présidentielle de bon gouvernement.
Juan Ponce Enrile, par exemple. Ex-ministre de la défense, il est élu sénateur en 1987 puis réélu à plusieurs reprises. Ou le général Fidel Ramos, ancien chef de la police, qui succède à Corazon Aquino en 1989 – lui fera adopter deux décrets transformant le Coco Levy Fund en argent public… qui restera bloqué faute d’un consensus sur l’usage à lui donner.
Passe le temps.
Passent les présidents qui, tous, promettent que le pactole du Coco Levy Fund sera restitué aux paysans, jusqu’au dernier centavo !… Paroles ! Paroles !
Le Coco Levy Fund, lui, continue de fructifier.
Il est à présent estimé à 93 milliards de pesos philippins (environ 1,56 milliards d’euros).
En 2010, Benigno Aquino III est élu président.
Le fils de Corazon Aquino est aussi le neveu d’Eduardo « Danding » Cojuangco.
Sous son gouvernement, deux décrets présidentiels ouvrent la voie à une (re)privatisation du Coco Levy Fund, et une décision de la Cour Suprême de Justice reconnaît Tonton Cojuangco comme légitime propriétaire de 20 % du fond – car, arguent les magistrats, rien ne prouve que Marcos et lui étaient complices.
Fureur des organisations paysannes comme le KMP qui, depuis des années, revendiquent la restitution de l’argent volé. Pour elles : « le Coco Levy Fund doit au contraire être transformé en un véritable fond de solidarité avec les petits producteurs de coco, pour leur permettre d’accéder à la retraite, améliorer leur couverture médicale, soutenir la scolarisation de leurs enfants ».
Le fond de coco à la noix demeure bloqué.

Puis, en mai 2016, Rodrigo Duterte est élu président.
Lui aussi, pendant la campagne électorale, a promis de rendre aux petits paysans l’argent du Coco Levy Fund : « ce sera fait dans les cent premiers jours de mon mandat », assurait-il.
Il est à présent au pouvoir depuis un an et demi, les industriels de la noix de coco voudraient bien se voir confier la clé du coffre au trésor et la Philippine Coconut Authority pousse à la roue.
Mais sous les cocotiers, on ne voit toujours rien venir.


[1] Philippine Coconut Authority (href= »http://www.pca.da.gov.ph/index.php/2015-10-26-03-15-57/2015-10-26-03-22-41)

[2] ABC News du 26/08/2017 (http://www.abc.net.au/news/rural/2017-08-26/australians-love-coconuts-so-should-we-grown-our-own/8834012)

[3] MindaNews du 08/011/2017 (http://www.mindanews.com/top-stories/2017/11/portion-of-p75b-coco-levy-fund-will-be-set-aside-for-rd/)

[4] Cargill recognized as top exporter of coconut products in the Philippines (https://www.cargill.com/2016/cargill-recognized-as-top-exporter-of-coconut-products)

[5] Qui sont-ils ? Cargill : basée à Minneapolis (Minnesota, EU), la multinationale est présente dans 67 pays. En spéculant sur les denrées alimentaires de base elle a joué un rôle majeur dans la crise alimentaire de 2007/2008 et contribue à la déforestation de l’Amazonie en poussant à l’expansion de la monoculture du soja. BASF : numéro 1 mondial de l’industrie chimique, le groupe est basé à Ludwigshafen, en Allemagne. Ses activités vont des produits agricoles aux matières plastiques, en passant la pétrochimie, les engrais, les produits pharmaceutiques, la biotechnologie, etc. En octobre 2017, BASF annonce la reprise des activités « semences végétales » de Bayer, qui vient elle-même de racheter Monsanto. Procter & Gamble : multinationale spécialisée dans les biens de consommation courante (hygiène et produits de beauté), elle est basée à Cincinatti (Ohio, EU). Ses tampons hygiéniques Rely sont à l’origine du décès de 63 femmes, aux EU, en 1980 – après des années de procès, les tampons Rely ont été retirés du marché et Procter & Gamble condamné à 75 millions de dollars d’amende. Un rapport d’Amnesty International (novembre 2016) épingle (parmi d’autres) Procter & Gamble pour se fournir en huile de palme auprès de plantations indonésiennes recourant au travail des enfants. (source : Wikipedia).

[6] BASF, Cargill, P&G, GIZ Team Up to Transform Coconut Oil Supply Chain (http://www.sustainablebrands.com/news_and_views/supply_chain/sustainable_brands/basf_cargill_pg_giz_team_transform_coconut_oil_supply)

[7] Manila Bulletin du 14/02/2017 (https://news.mb.com.ph/2017/02/14/ph-sees-coconut-export-revenues-rising/)