Bangladesh 2016

Bangladesh

Dhaka / Les squatters de Kallyanpur

L’occasion fait le larron : tombé par hasard sur une manifestation d’habitants d’un bidonville menacé d’expulsion, je creuse un peu plus le sujet.

Au Bangladesh, les journalistes n’ont pas besoin d’aller aux manifestations pour en rendre compte, ce sont les manifestants qui viennent à eux : tous les jours ils se succèdent, groupes politiques d’oppositions, mouvements religieux ou ethniques, défenseurs des droits humains, étudiants, infirmières, employés des centres d’appels téléphonique, ouvrières de la confection, paysans, alignés sur le trottoir derrières leurs banderoles, à l’entrée du National Press Club.

Le Club de la presse se trouve à deux pas de l’hôtel où je loge et, ce matin (30/01/2016), par la fenêtre ouverte de la chambre, me parvient la voix d’un homme amplifiée par un mégaphone. Il harangue la foule, lance des slogans repris à l’unisson. Une autre voix, de femme, lui succède, puis une autre encore prend le relais. Je me demande qui sont les manifestants du jour. Le plus simple est d’aller voir sur place.

Dhaka, une mégapole à la démographie galopante (+5% par an), se dirige allègrement vers les 20 millions d’habitants – elle en comptait 1 million en 1990. Chaque année, entre 300 et 400.000 personnes, généralement en situation de grande pauvreté, débarquent dans la capitale en provenance des zones rurales du pays. Les loyers des logements décents étant pour eux inaccessibles, ils cherchent à se loger dans l’un ou l’autre des quelque cinq mille bidonvilles de l’agglomération. Ces zones d’habitat informel abritent 35 % de la population mais occupent seulement 5 % de la superficie globale de la capitale.

Affluence supérieure à celle des rassemblements auxquels j’ai pu assister les jours précédents : plusieurs centaines de manifestants et d’autres continuent d’arriver. Qui sont-ils ? Un cameraman de je ne sais quelle chaîne de télévision m’explique qu’il s’agit d’habitants des bidonvilles. Regroupés derrière la banderole centrale, une brochette de représentants d’organisations diverses se succèdent au micro (un haut-parleur est accroché dans un arbre). Certains se font huer. Une femme, un mégaphone en bandoulière, semble emmener un groupe particulièrement virulent, pas disposé à se satisfaire de belles déclarations. Nombreuses banderoles à l’effigie de Sheikh Hasina, premier ministre en poste et de son père, chef du premier gouvernement du Bangladesh nouvellement indépendant, assassiné en 1975 lors d’un coup d’état militaire. La police se contente d’empêcher que le rassemblement déborde trop sur la rue et bloque la circulation de cette artère très fréquentée. Plusieurs manifestants m’abordent, tiennent à expliquer, même si je ne comprends pas. Certains, heureusement, maîtrisent mieux l’anglais et, petit à petit, éclairent ma lanterne : le gros des manifestants est constitué par des habitants venus des bidonvilles de Kallyanpur, ils protestent contre les récentes tentatives d’expulsion de la part du gouvernement.

Un peu plus tard, je tape « Kallyanpur » sur Google Map : c’est au Nord-Est de Dhaka, pas loin des zones industrielles où sont installées les usines de confection. En poursuivant ma recherche, j’apprends que neuf zones d’habitat informel de Kallyanpur s’étendent sur 25 hectares d’un terrain appartenant à état et géré par le Housing & Building Research Institute (HBRI) ; 22.000 personnes à bas revenu y résident qui, depuis 2003, refusent d’obtempérer aux décrets d’expulsion successifs. Appuyés par deux ONG, Ain O Salush Kendra (ASK) et la Coalition for Urban Poor Housing Rights, les habitants ont déposés plusieurs recours en justice. Bien que l’affaire soit toujours en attente de jugement, des tentatives d’expulsion ont déjà eu lieu. La dernière en date, le 16 janvier dernier, s’est soldée par des affrontements violents entre habitants et forces de l’ordre. Briques et bâtons contre bulldozers, canons à eau, matraques et grenades lacrymogènes : des habitations et plus de cent échoppes de commerçants détruites. Le 22 janvier, une décision de la Haute court de justice suspendait toute possibilité d’expulsion jusqu’à l’arrêt définitif qui devrait être prononcé dans les trois mois. Mais le même jour, un commando d’hommes cagoulés – des gros bras envoyés par le HBRI affirment les habitants – incendiait une cinquantaine de maisons.

Abantee Nurul est légiste, collaboratrice d’ASK : « la plupart des habitants de Kallyanpur sont ouvrières de la confection, conducteurs de rickshaw, récupérateurs de déchets, employés de maison, explique-t-elle, leur contribution à l’économie du pays est essentielle, il est absurde de vouloir les expulser sans proposer d’alternative de relogement (…) C’est une entité d’état qui réclame le terrain mais, derrière, on trouve des intérêts privés, notamment ceux d’un homme d’affaire et promoteur immobilier impliqué dans d’autres cas d’accaparement de terres, Aslamul Haque, également parlementaire du parti au pouvoir ».

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