Aux Philippines, le président Duterte, non content d’avoir rompu les négociations de paix avec la guérilla communiste, vient d’ajouter la Nouvelle Armée du Peuple à sa liste d’organisations « terroristes » et menace de frapper la gauche légale…
En mai 2016, la mouvance de gauche, proche du Parti communiste philippin (illégal), contribue à l’élection du président Rodrigo Duterte.
Alors maire de Davao, la troisième ville du pays située dans l’île de Mindanao, au sud de l’archipel, le candidat Duterte pâtit – ou jouit ? – d’une réputation sulfureuse d’homme à poigne, peu respectueux des droits humains, qui lui a valu le surnom de « Punisher ». Mais il n’est pas issu du sérail des grandes familles, n’a jamais été éclaboussé par des affaires de corruption, n’hésite pas à se déclarer « socialiste » et promet de réactiver les pourparlers de paix avec les insurgés communistes.
Sitôt entré en fonction, le « Punisher » entame une meurtrière croisade anti-drogue qui fait très vite des centaines puis des milliers de victimes et les choux-gras de la presse internationale – mais n’émeut guère les secteurs les plus défavorisés de la population qui ont massivement soutenu sa candidature.
Ses représentants et ceux de la guérilla communiste (CPP-NPA-NDFP*), réunis fin août à Oslo (Norvège), conviennent d’un calendrier de négociation.
Et – cadeau empoisonné ? – Rodrigo Duterte nomme dans son gouvernement plusieurs ministres connus pour leurs positions progressistes (agriculture et réforme agraire, environnement et ressources naturelles, santé, travail).
Dans les mois qui suivent, trois rounds de négociations gouvernement/CPP-NPA-NDFP se soldent par certaines avancées mais, tandis que les insurgés réclament la libération de tous les prisonniers politiques, Rodrigo Duterte conditionne celle-ci à un accord de cessez-le-feu.
En novembre 2016, Duterte autorise le transfert des restes de Ferdinand Marcos au cimetière des héros de la patrie, décision qui provoque une levée de bouclier et marque la fin d’un (tout relatif) état de grâce pour le nouveau chef de l’État.
Manifestation contre le transfert des reste de Marcos au cimetière des héros de la patrie
A côté du Parti Communiste (illégal), marxiste-léniniste-maoïste, et de son bras armé, la Nouvelle Armée du Peuple (NPA selon son acronyme anglais), existe une gauche radicale fédérée autour de la Nouvelle Alliance Patriotique (Bagong Alyansang Makabayan, qu’on abrège généralement en « Bayan »).
Fondée le 1er mai 1985, en opposition à la dictature de Ferdinand Marcos, Bayan considère que la lutte de classes demeure plus que jamais d’actualité, prône la révolution mais n’appelle pas à la lutte armée.
Dans sa nébuleuse gravite une mutitude de structures syndicales ou associatives qui travaillent organiser tous les secteurs de la société : KMU (la principale centrale syndicale du pays, dans l’industrie, le secteur tertiaire et l’agroindustrie), KMP (paysans), Pamalakaya (pêcheurs), Karapatan et CTUHR (défense des droits humains), Kadamay, (communautés urbaines pauvres), HEALTH (professionnels de la santé), Alliance of Concerned Teachers (enseignants), League of Filippino Students (étudiants), AGHAM (scientifiques), National Union of People Lawyers (juristes), Gabriela (femmes), COURAGE (fonctionnaires), Migrantes (travailleurs expatriés), Kalikasan et Environemental People Network (écologistes), Cordillera People Alliance, Katribu et d’autres (indigènes), Piston (conducteurs de jeepneys)… la liste est loin d’être exhaustive.
Plusieurs de ces organisations sont représentées sur les photos de cette page, prises au cours de l’une ou l’autre des nombreuses manifestations que j’ai eu l’occasion d’accompagner ces dix dernières années.
Puis, début février 2017, la mort d’un soldat, tué lors d’une opération de la guérilla, sert de prétexte à la suspension des négociations de paix.
La gauche, toutes composantes confondues, insiste pour leur reprise.
La nébuleuse (vraiment) de gauche (voir encadré ci-contre) ne s’est jamais démobilisée.
A peine le nouveau président en fonction, elle descend dans la rue pour obtenir la mise en œuvre des promesses de campagne.
Mais l’espoir fait bientôt place la déception et la dérive autoritariste et antisociale du pouvoir s’accentue.
Le 3 mai 2017, Regina Lopez, ministre de l’environnement et des ressources naturelles, est remerciée. Ses décisions – suspension des opérations ou clôture de 24 sites miniers (sur 41 qui faisaient l’objet d’un audit) qui ne remplissaient pas les conditions exigée par la législation philippine en matière d’environnement ; refus d’accorder les permis d’exploitation de 75 nouveaux sites (339 demandes acceptées) ; interdiction de toute nouvelle exploitation à ciel ouvert – avaient provoqué l’ire des compagnies minières. Elle est remplacée par un ex-militaire de haut rang, Roy Cimatu qui annonce aussitôt son intention de réexaminer les décisions de son prédécesseur.
Le 23 mai, des djihadistes du groupe Maute et d’une faction d’Abou Sayyaf, ralliés à l’État islamique, attaquent la ville de Marawi, dans l’île de Mindanao. Ils incendient plusieurs maisons, des bâtiments officiels, la prison municipale, une église et l’université, s’emparent des ponts dans le centre, contrôlent la rue principale et hissent leur drapeau noir sur le toit de l’hôpital.
Dans la soirée, Rodrigo Duterte proclame la loi martiale sur toute l’île de Mindanao, où la population de confession musulmane est importante.
Un peu plus tard il déclare : « J’ordonne aux troupes de tuer et d’éliminer toute personne qui n’est pas autorisée par le gouvernement à porter une arme et qui résiste ». Et dit aux soldats : « faites simplement votre travail, je m’occuperai du reste (…) Si vous avez violé trois femmes, je le prendrais sur moi ».
Le 27 mai, le présidente Duterte ordonne à la délégation gouvernementale de quitter la table des négociations avec le CPP-NPA-NDF.
En juillet, sur l’île de Mindanao, le siège de Marawi continue. Les troupes philippines, appuyées par des bombardements aériens massifs et épaulées par des « conseillers » nord-américains, ne parviennent pas venir à bout de quelques centaines de combattants islamistes.
Les 16 août, c’est au tour de Judy Taguiwalo, ministre de la santé et du bien-être social et personnalité respectée pour son engagement en faveur des droits humains, d’être démise de ses fonctions.
Et début septembre, c’est Rafael Mariano, ministre de l’agriculture et de la réforme agraire (et dirigeant du KMP, la plus puissante et plus radicale organisation de petits paysans du pays), qui passe a trappe : les grands propriétaires terriens se plaignent de son « parti pris » en faveur de la distribution des terres aux petits paysans.
Rafael Mariano (troisième en partant de la gauche) n’était pas encore ministre mais déjà leader du KMP
Le 23 octobre, six mois après le début des combats, l’armée annonce la libération de Marawi.
Bilan : 165 morts pour les militaires et les policiers, 920 pour les combattants de l’État islamique, 47 civils tués (selon les autorités) et plus de 300.000 personnes ont fui la ville qui n’est plus qu’un champ de ruines.
La loi martiale reste en vigueur à Mindanao.
Et maintenant ?
Après la « guerre à la drogue » et ses 4.292 victimes officiellement recensées en novembre 2017, va-t-on assister à une « guerre à la gauche » ?
Au lendemain de la visite de Donald Trump au Philippines, marquée par une semaine de manifestations brutalement réprimées, Rodrigo Duterte annonce qu’il ajoute la Nouvelle Armée du Peuple sa liste d’organisations « terroristes », ne discutera plus avec la guérilla et envisage de frapper les organisations de la gauche légale, coupable selon lui de « comploter avec les communistes ».
Hier, trois jours après ces déclarations, neuf militants, paysans et pêcheurs de la province de Batangas, viennent d’être arrêté au cours d’une opération conjointe de la police et l’armée qui les accuse de complicité avec la guérilla.
* La New People’s Army (NPA) est le bras armé du Communist Party of the Philippines (CPP), le National Democratic Front of The Philippines (NDFP) leur sert d’interface dans les négociations de paix avec le gouvernement, entamées sous la présidence de Corazon Aquin, à la fin des années 1980, et maintes fois suspendues depuis.