Philippines 2019

Philippines

Notes du Bangsamoro (2) Iligan

Capitale de la province de Lanao del Norte dans l’île de Mindanao, Iligan est une ville de 350.000 habitants, prospère et dont la population (la généralisation est sûrement excessive) a tendance à considérer sa cité comme un bastion de chrétienté cerné par les mahométans. Or voilà que, le 23 mai 2017, un commando du Groupe Maute plante le drapeau de l’État Islamique sur la ville voisine de Marawi et que des dizaines de milliers de familles musulmanes fuyant les combats qui font rage entre djihadistes et soldats de l’armée régulière déferlent sur Iligan…

Les réfugiés, dont certains ont couvert à pied la soixantaine de kilomètres qui séparent Marawi d’Iligan, sont bientôt plus de cent mille et d’autres continuent d’arriver. Ils ont tout abandonné derrière eux et s’entassent dans des centres d’accueil provisoire (gymnases, écoles coraniques), trouvent à s’héberger vaille que vaille chez des parents, des amis… Ils pensent d’abord que ce sera l’affaire de quelques jours, voire quelques semaines. Mais la bataille de Marawi s’éternise. Le temporaire s’installe dans la durée. De quoi raviver chez les iliganons une défiance séculaire : entre moros y cristianos (maures et chrétiens), les frictions ne datent pas d’hier.

Venus de la péninsule arabique et de Perse via Sumatra, l’Inde et le Bengale, des marchands arabes s’installent à Mindanao et dans l’archipel de Sulu dès le XIIIème siècle. Leurs négoces d’épices prospèrent, ils prennent femmes, achètent des esclaves. Ils sont généralement riches et plus instruits que les autochtones et prêchent un islam tolérant qui s’accommode de la persistance de rites animistes. Ils fondent des sultanats : Sulu, Maguindanao, Buayan… – à son apogée, le sultanat de Sulu s’étendra sur l’archipel du même nom, l’ouest de Mindanao, l’île de Palawan et jusqu’à Borneo, tandis que l’éclosion d’une myriade de chefferies maranaos autour du Lac Lanao vaudra à celui-ci d’être qualifié de « lac aux mille sultans ».

Carte des sultanats de Mindanao

Aussi, à la fin du XVIème siècle, les troupes et les missionnaires envoyés de Manille pour conquérir et évangéliser le sud de l’archipel ne sont-elles pas reçues à bras ouverts. « L’histoire des relations entre les sultanats et les colonisateurs espagnols, explique François-Xavier Bonnet [1], peut être brièvement résumée comme une alternance de raids moro sur les populations habitant les provinces des Visayas et de Luzon et d’expéditions punitives des Espagnols aboutissant à des traités de paix entre les deux parties ». Et même si, « l’introduction des navires à vapeur dans la mer de Sulu en 1840 bouleversa le rapport de force en faveur des Espagnols, et les raids moro cessèrent définitivement à partir des années 1860 », à la veille du Traité de Paris (1898), par lequel Madrid cède Cuba et les Philippines à Washington, la partie centrale de l’île échappe encore largement à l’autorité de Manille et les populations chrétiennes sont principalement regroupées dans les villes du littoral – parmi lesquelles Iligan, fondée en 1630.

Dans les premières années du protectorat américain (1898-1946), les nouveaux maîtres des Philippines, occupés à mater les rebelles indépendantistes du nord et du centre de l’archipel, se montrent accommodants avec les sultans de Sulu et Mindanao – ces derniers envoient même des bataillons musulmans combattre, sous le commandement d’officiers américains, les insurgés (présumés chrétiens) dans les Visayas. C’est un peu plus tard, à partir de 1906, que les choses se gâtent. Au nom d’intérêts mutuels biens compris, la bourgeoisie philippine catholique et l’administration américaine ont pactisé. L’armée américaine a désormais les mains libres pour « pacifier » les populations musulmanes – ah, la paix des cimetières ! – et imposer de nouvelles loi foncières. Discriminatoires envers les populations autochtones, celles-ci visent à inciter des pionniers venus des Visayas et de Luzon à émigrer à Mindanao et à favoriser l’implantation de compagnies agro-industrielles – en 1926, la compagnie Del Monte est la première multinationale à s’établir à Mindanao pour y produire des bananes et des ananas destinés à l’exportation. A la veille de la seconde guerre mondiale, la population de l’île a plus que triplé, musulmans et indigènes y sont désormais minoritaires.

Mindanao compte aujourd’hui plus de 25 millions d’habitants, dont 61% de chrétiens, 23% de musulmans, concentrés dans les provinces de la Région autonome en Mindanao Musulman (ARMM) où ils représentent 91,28% de la population. Quant aux Lumads (indigènes), ils seraient entre 8,5 et 10 millions (animistes et autres confessions).

Le mouvement migratoire vers Mindanao s’accélère encore au lendemain de l’Indépendance. A la différence de la période précédente, toutefois, il s’agit moins de coloniser l’île que de réduire la pression sur le foncier dans le nord et le centre de l’archipel. Dans l’île de Luzon, notamment, un puissant mouvement paysan, impulsée notamment par le Parti Communiste Philippin, lutte pour la terre. Présentée comme la « terre promise », la grande île du sud devient alors une soupape de sécurité face à l’exigence croissante d’une réforme agraire : entre 1948 et 1960, plus de 1,2 millions de personnes migrent vers Mindanao. Généreusement dotés en terres agricoles prélevées sur les domaines ancestraux des populations musulmanes et indigènes, ces colons préludent à la ruée des compagnies minières et forestières qui débute au cours de la décennie suivante. « Les questions du territoire ancestral et de l’islam, affirme François-Xavier Bonnet, deviennent le moteur du séparatisme moro contemporain ».

Les premières velléités séparatistes sont d’abord le fait d’une aristocratie musulmane liée au Parti Libéral. Mais à la fin des années 1960, sous la direction de Nur Misuari, fondateur du Moro Islamic Liberation Front, la fronde en Bangsamoro acquière une dimension plus sociale et anti-impérialiste. La menace d’une insurrection musulmane à Mindanao sera l’un des prétextes brandis par Ferdinand Marcos pour imposer la loi martiale (21 septembre 1972). La « révolution moro » conduite par le MNLF débute (officiellement) un mois plus tard.

Très vite, pourtant, des divergences apparaissent dans la direction du mouvement rebelle. Hashim Salamat, l’un des principaux chefs du MNLF, déclare que « Le leadership du MNLF s’éloigne des fondations, méthodologies, et objectifs de l’islam et se dirige très rapidement vers des orientations marxistes et maoïstes », (cité par François-Xavier Bonnet). En 1978, il quitte le MNLF et, en 1984, fonde le Moro Islamic Liberation Front (MILF).
Au lendemain du renversement de Ferdinand Marcos (1986), les présidente Corazon Aquino entame des pourparlers de paix avec le MNLF et pose les premières pierres de la Région autonome en Mindanao musulman (ARMM, Autonomous Region of Muslim Mindanao). C’est à son successeur, le général Fidel Marcos, que revient de signer, en 1996, un « accord général de cessation des hostilité », tandis que Nur Misuari devient le premier gouverneur de l’ARMM.
La paix à Mindanao demeure cependant un vœux pieu : le MILF a repris le flambeau de l’insurrection armée en Bangsamoro et, en 1990, Abdurajak Janjalani a fondé le Groupe Abu Sayyaf, lié à Al Quaida, qui acquiert une notoriété mondiale en perpétrant de retentissants attentats terroristes et en enlevant des résidents étrangers.
En 2014, malgré tout, le gouvernement de Benigno Aquino II et le MILF signe un Comprehensive Agreement on Bangsamoro qui met officiellement fin à la guerre – elle aura fait plus de 160.000 morts et provoqué le déplacement de millions de personnes – et pose les bases de la Loi de base sur le Bangsamoro dont la première mouture sera présentée l’année suivante à l’Assemblée Nationale.
Il faudra toutefois attendre juillet 2018 pour que soit adoptée et paraphée par le président Rodrigo Duterte version définitive de la loi, créant la Région autonome Bangsamoro en Mindanao musulman (BARMM, Bangsamoro Autonomous Region in Muslim Mindanao). La nouvelle loi – Bangsamoro Organic Law (BOL) – est entérinée par référendum les 21 janvier et 6 février 2019.
Las, à Mindanao, au sein des groupes armés d’obédience musulmanes prévaut un système de clans et les loyautés vont à des chefs de guerre locaux plus souvent qu’à une idéologie. A chaque nouvelle scission, le leader dissident entraîne ses fidèles avec lui… quitte à nouer, renouer ou dénouer par la suite des alliances à géométrie variable. C’est ainsi que, le 23 mai 2017, pas moins de quatre groupes armés distincts – le Groupe Maute, le Groupe Abu Sayyaf [2], le Bangsamoro Islamic Freedom Figthers (BIFF) et l’Ansar Khalifah Philippines (AKP) – font cause commune, sous la bannière de l’État Islamique, pour occuper la ville de Marawi. Il faudra cinq mois de siège et de bombardements intensifs à l’armée régulière philippine pour déloger les djihadistes de Marawi (j’y reviendrai dans mon prochain article).


[1] Toutes les citations de François-Xavier Bonnet et la carte des sultanats sont extraites de « Mindanao : séparatisme, autonomie et vendetta » (Cahiers de l’IRASEC, 2011)

[2] En 1998, Abdurajak Janjalani, leader d’Abu Sayyaf, est tué lors d’un affrontement avec la police dans l’île de Basilan. Hisnilon Hapilon le remplace et, en 2014, il fait allégeance à l’État Islamique, mais une fraction d’Abu Sayyaf refuse de le suivre. Lui-même sera tué durant le siège de Marawi.

Aujourd’hui, près de deux ans après la fin du siège de Marawi (octobre 2017), seule une minorité des 350.000 « déplacés » ont regagné leur maison. La plupart sont toujours hébergés dans des centres d’accueil temporaire, aux alentours de Marawi ou dans la province voisine de Lanao del Norte. Dans la seule ville d’Iligan, ils sont encore plus de 70.000.

Témoignages

Aida Hadj Malik a 66 ans. Elle et son époux n’ont pu fuir Marawi que vers la mi-juin. Pendant plus de deux semaines, ils sont restés terrés dans leur maison prise entre deux feux. Quand ils sont arrivés à Iligan, ils ont trouvé refuge dans une série de baraques de planche et de tôle érigées dans l’urgence au bord d’un terrain de basket dans le barangay (quartier) d’Upper Hinaplanon. Aida, qui était catholique, s’est convertie à l’islam quand elle s’est marié – lui est un Lumad (indigène) de confession musulmane. A Marawi, Aida tenait un sari-sari (petite épicerie) au grand marché situé dans la zone aujourd’hui connue comme « Ground Zero » – toujours interdite au public. A Iligan, elle a reçu une machine à coudre dans le cadre d’un programme d’assistance aux réfugiés, mais les quelques travaux qu’elle réalise sont loin de lui assurer un revenu suffisant. Son mari, lui, est employé quelques heures par-ci par-là comme balayeur municipal. Tous deux ne rêvent que de rentrer chez eux – « s’établir à Iligan ? Non, non, dit Aida, les gens d’ici ne nous aiment pas… » – mais leur maison a été détruite et les procédures d’attributions d’un nouveau logement sont interminables et, affirme Aida (elle n’est pas la seule) : « y’a rien à espérer sans relations dans la Task Force Bangon Marawi (l’organisme chargé de coordonner la reconstruction) ou le soutien de gros bonnets ».

Lawangkera Minaga, se présente comme la présidente du campement de Toril. Ouvert une semaine après le début de la bataille de Marawi (avec le soutien du Mindanao People Peace Movement), celui-ci est installé dans une ancienne école coranique. C’est un bâtiment rectangulaire en ciment gris de trois étages. Ses longues salles ont été subdivisées en boxes par des cloisons de contre-plaqué. Chaque box devenant un « logement ». Durant les premiers mois, quelques 300 familles s’y entassaient. Elles sont aujourd’hui une trentaine, les autres ayant été transférées vers des centres d’hébergement provisoire situés aux environs de Marawi. Entre la présidente et ses vassaux, il semble que les relations ne soient pas au beau fixe : on lui reproche de se prévaloir de ses liens familiaux avec le propriétaire du bâtiment pour mener son monde à la baguette (décider, par exemple, des heures de coupures de l’eau et de l’électricité).

Cadidja Magandoga (docteur). De nombreux réfugiés résident dans une rue bordée de maison basses du barangay Tambacan. Les déplacés de Marawi y sont hébergés chez des parents, des amis ou, parfois, louent un appartement. C’est le cas du docteur Cadidja Magandoga. Dans un anglais impeccable (bien meilleur que le mien mais ce n’est pas un critère), elle raconte qu’au moment de la prise de Marawi elle se trouvait en Arabie Saoudite et, bien plus tard, quand elle a pu retourner sur les lieux, elle n’a retrouvé de sa maison que les ruines : « tenez, regardez la photo », dit-elle en me tendant son téléphone portable. Bien sûr, elle a déposé un dossier de demande de relogement, mais sur le sujet, son témoignage recoupe celui de nombre d’autres réfugiés : le clientélisme le plus éhonté préside à l’attribution de ceux-ci. « Des fonds importants ont été attribués à la reconstruction, où sont-ils passés ? Comment se fait-il que, près de deux ans après la fin des combats, la reconstruction n’en soit qu’à ses premiers balbutiements ? Alors que la nouvelle loi créant la Région autonome du Bangsamoro en Mindanao musulman vient d’être plébiscité, dit-elle, cela augure mal de l’avenir de celle-ci. La reconstruction de Marawi devrait être un exemple, au lieu de quoi on y observe déjà toutes les vieilles tares et la corruption qui ont gangréné l’ARMM ». La docteur Magandoga veut quand même espérer qu’avec l’entrée en fonction de la nouvelle administration les choses vont bouger pour le mieux et pas pour le pire, mais…