Philippines 2019

Philippines

Notes du Bangsamoro (5) L’autonomie, et après ?

Un Bangsamoro élargi, doté d’un parlement propre, de plus d’autonomie et de ressources accrues, c’est chose faite et, fin mars dernier, un gouvernement de transition a été nommé, qui dispose de trois ans pour poser les bases d’une paix durable dans la région : un défi qui suscite autant d’espoirs que de doutes.

Carte du BARMM

La participation aux référendums du 21 janvier et 6 février 2019 a été massive (près de 90%). Le vote OUI à un Bangsamoro (plus) autonome est sans équivoque – y compris parmi la population indigène non-musulmane – et des organisations de la société civile comme le Mindanao People Peace Movement ou le Tri-People Movement, dont la raison sociale affichée est la coexistence pacifique des différentes communautés de l’île (musulmans, indigènes, colons chrétiens), se sont mobilisées en sa faveur. C’est aujourd’hui acquis et une portion finalement assez restreinte des Philippines – les habitants du Bangsamoro représentent environ 3% de la population totale de l’archipel, moins du cinquième de celle de Mindanao et, en terme de superficie, la nouvelle région autonome s’étend sur un peu plus du dixième de l’île – accède à une autonomie depuis longtemps promise et jusqu’alors différée.

Et après ?

En 1997, Nur Misuari, chef historique du MNLF (Moro National Liberation Front) et signataire d’un accord de paix avec le gouvernement du général Fidel Ramos, devient le premier gouverneur de l’ARMM (Autonomous Region in Muslim Mindanao), précurseur de l’actuel Bangsamoro. Quelques années plus tard, gangrenée par la corruption, l’ARMM emploie quelque 19.000 fonctionnaires – c’est le plus gros employeur de l’île -, s’est transformé en « vache à lait » des puissants clans de la région centrale de l’île (MNLF inclus), qui négocient leur soutien aux politiciens de Manille, tandis que le MILF (Moro Islamic Liberation Front) a repris le flambeau de la lutte armée pour l’indépendance du Bangsamoro.
Au lendemain de la signature du CAB (Comprehensive Agreement on the Bangsamoro) qui, en 2014, met officiellement fin à la guerre avec le MILF, la région autonome présente toujours les indices de développement humain les plus bas de l’archipel – l’indice de pauvreté a même grimpé de 30,7% en 1991 à 53,5% en 2015 alors qu’il est passé sous la barre des 25% au niveau national – et plusieurs groupes islamistes, dissidents du MILF ou du MNLF, ne désarment pas – ce sont eux qui, le 23 mai 2017, occuperont la ville de Marawi.
Aujourd’hui, c’est le leader du MILF, Murad El Hadj Ebrahim, qui prend les rennes du nouveau gouvernement de transition du Bangsamoro… Impression de déjà vu.

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Cotabato City (province de Maguindanao).

Il est vrai que les textes régissants feu l’ARMM et le BARMM nouveau présentent des différences significatives.
– La nouvelle entité politique disposera d’un parlement de 80 membres élus à partir de 2022 – l’actuelle autorité de transition compte 76 membres, tous nommés par le président Duterte, 40 sièges ont été attribués au MILF, 9 au MNLF, 8 son réservés aux femmes, aux jeunes, aux minorités indigènes et non-moros.
– La part des taxes prélevée par la région autonome passe de 70 à 75% (elle sera même de 100% pour les dix premières années du BARMM) tandis que celle de l’état central est ramenée de 30 à 25%, et une enveloppe conséquente de 1,1 millions d’euros sera attribuée au titre d’aide à la nouvelle administration pour sa première année fiscale.
Est-ce une garantie que les tares de la précédente administration ne se retrouveront pas dans l’actuelle ? que les politiques économiques menées par la nouvelle administration conduiront à plus de justice sociale et permettront d’améliorer la situation des plus défavorisés ? que diminuera la violence, endémique dans la région et dont le conflit armé ne constitue que l’une des facettes ?

Les « élites » moros ne se sont jamais distinguées par leur altruisme ou leur respect scrupuleux de la démocratie. La région est sous la coupe de clans qui entretiennent de véritables armées privées et sont, aussi bien, capables de nouer des alliances à géométrie variables que de se livrer des guerres sanglantes. Par exemple, quand deux d’entre eux convoitent un même territoire :

Le 23 novembre 2009, la caravane électorale soutenant la candidature d’Esmael « Toto » Mangudadatu au poste de gouverneur provincial de Maguindanao est attaquée par les sbires d’Andal Ampatuan Sr, gouverneur en titre de la province, qui n’accepte pas qu’on puisse disputer cette charge à son fils, Andal Ampatuan Jr. Bilan : 58 morts, dont l’épouse du candidat, ses deux sœurs, les chauffeurs… et 37 journalistes qui accompagnaient le cortège (le candidat lui-même était absent ce jour-là) [1]. La nouvelle de la tuerie fait le tour du monde et le gouvernement de Gloria Macapagal Arroyo se doit de réagir, en dépit de la dette de la présidente à l’égard du clan – à l’occasion d’échéances électorales, il est courant qu’un chef de clan négocie les voix de ses « sujets » avec les politiciens de Manille et, en 2004, le soutien du clan Ampatuan a été déterminant pour la réélection de Gloria Macapagal Arroyo à la tête de l’état. Les responsables du massacre sont donc arrêtés, Esmael « Toto » Mangudadatu devient gouverneur de Maguindanao. En février de l’année suivante, le nouveau gouverneur croise l’un des auteurs présumés du massacre dans une galerie marchande de Davao et l’abat. Arrêté, il est presque aussitôt relâché et se perpétuera à la tête de la province jusqu’en mai 2019. C’est alors une Mangudadatu par alliance qui lui succède – Mariam Sangki-Mangudadatu, première femme à devenir gouverneur de Maguindanao – en battant Freddie Ampatuan, frère de Toto, avec le soutien des Ampatuans qui ont repris du poil de la bête. Bref, des affaires de familles sur lesquelles le citoyen Lambda n’a pas son mot à dire.

La nouvelle législation de la région autonome stipule bien que gouverneurs et maires siègeront dans un Bangsamoro Council of Leaders, qui pourrait être amené à jouer un rôle important dans l’instauration de la paix et les choix de gouvernance. Mais, encore une fois, les élections de mi-mandat du 13 mai dernier n’ont fait que confirmer l’hégémonie du MILF et des clans alliés de Rodrigo Duterte sur le Bangsamoro : la quasi totalité des gouverneurs provinciaux et des maires élus avaient été adoubés par le président et le MILF, jadis ennemi du gouvernement central, est aujourd’hui son allié.
Lors de son discours inaugural commenté par le Mindanews du 31 mars 2019, Murad El Hadj Ebrahim, patron du MILF et chef du gouvernement de transition a pourtant déclaré : « Nous devons impliquer notre peuple dans l’évaluation et le suivi des résultats, de l’activité et des déficiences de notre administration ». Mais, souligne l’auteur de l’article, il n’a donné aucune indication sur les mécanismes de contrôle qui seront concrètement mis en place. Notant que 60% de la population du Bangsamoro vit de l’agriculture et de la pêche, Murad Ebrahim a ensuite affirmé vouloir : « augmenter les investissements dans l’agriculture et la réforme agraire pour soutenir des secteurs essentiels à la sécurité alimentaire ». Mais, note encore l’auteur de l’article, il n’a pas précisé quelle politique il entend mener dans l’attribution de vastes superficies de terres agricoles jusqu’ici négligées par l’agrobusiness du fait du conflit armé.

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Municipalité d’Upi (province de Maguindanao).

Face à l’entente cordiale MILF/Duterte, les organisations de la société civile auront bien du mal à peser sur les choix économiques de l’administration moro, dont rien n’indique qu’elle se démarquera des orientations résolument néolibérales mises en œuvre par Manille. Des déclarations de représentants du monde des affaires et de politiciens locaux suggèrent au contraire que, pour attirer les investisseurs étrangers, la nouvelle administration entend bien surfer sur la vague d’une croissance économique accélérée enregistrée par l’île de Mindanao (+11% en 2018).
Manila Standard du 5 février 2019. Sandra Sema, députée du 1er district de la province de Maguindanao, qui participait à une délégation d’officiels et d’hommes d’affaires philippins en Arabie Saoudite déclare : « Maintenant que la BOL a été votée (…) la prochaine étape sera de s’assurer que des investissements arrivent pour réaliser les promesses de la BOL ». Et devant la Chambre de commerce et d’industrie de Jeddah, elle plaide pour l’établissement d’une Zone économique spéciale halal à Cotabato.
ABS-CBS News du 19 mars 2019. Zajid « Dong » Mangudadatu, politicien allié de Duterte et membre du clan sus-mentionné, souhaite confier à des entreprises chinoise, israélienne ou moyen-orientale l’exploration des réserves de gaz enfouies dans le sous-sol des Liguasan Marsh, une importante zone humide qui s’étend sur une partie des provinces de Maguindanao, Northern Cotabato et Sultan Kudarat.
Mindanews du 10 avril 2019. Carlo Tria, président de la Chambre de commerce et d’industrie de Davao, affirme que « la création du nouveau Bangsamoro, destiné à mettre en place les conditions au rétablissement de la paix et l’ordre à Mindanao, génère beaucoup d’intérêt chez les investisseurs arabes ».
Sans oublier que l’emblématique Build, Build, Build – un programme pharaonique de grands travaux d’infrastructures, chéri du président Duterte et largement dépendant des capitaux chinois – concerne aussi la région autonome, notamment avec le Bangsamoro Road Network Development Project, qui prévoit la construction ou l’élargissement d’un réseau de 200 km de routes et de ponts connectant le Bangsamoro aux autres régions de Mindanao. Celles-ci répondront-elles aux besoins des communautés rurales abandonnées des pouvoirs publics ? Rien n’est moins sûr. Elles seront en revanche un argument de marketing pour séduire les investisseurs et un vecteur de pénétration des territoires indigènes par l’agro-business, l’industrie forestière et les compagnies minières.

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Photo de gauche : entrée du South Seas Complex, le supermarché devant lequel, le 31 décembre 2018, l’explosion d’une bombe fait deux morts et une trentaine de blessés.
Photo de droite : sur un mur voisin du South Seas Complex.

Quant à la paix…

Avril 2019, le président Duterte signe le décret ouvrant la voie à la démobilisation et au désarmement progressifs des combattants du BIAF (Bangsamoro Islamic Armed Forces, bras armé du MILF). Dans la foulée, Carlito Galvez, général en retraite et nouveau conseiller de la présidence pour la paix, annonce qu’un premier contingent de 12.000 hommes déposera les armes avant la fin de l’année.

Fin juin, dans une école coranique de la municipalité de Pualas, à mi-chemin de la route qui va d’Iligan à Coatabato, je rencontre des représentants du BIAF conduits par le commandant Zainoden H. Abdallah, homme d’un certain âge qui ne prendra pratiquement pas la parole. Ils viennent d’un camp voisin où l’emploi du temps des combattants en attente de démobilisation se partage entre formation militaire, éducation islamique et activités productives – riz, coprah.
Salem Balu Esmalel, benjamin du groupe et responsable à l’éducation, se montre le plus bavard. Il estime que l’aide annoncée pour la réinsertion des combattants démobilisés est insuffisante et tarde à se concrétiser. Doute que le calendrier de remise des armes soit respecté. Constate que la création, prévue dans les accords de paix, d’Équipes mixtes pour la paix et la sécurité (Joint Peace and Security Team, composés pour moitié de démobilisés du BIAF et pour moitié d’éléments de la police et de l’armée) est toujours à l’état de projet. A le sentiment que les cadres politiques du MILF sont les véritables bénéficiaires de l’accord de paix alors que les combattants de base en sont les laissés pour compte. Cette opinion paraît assez largement partagée par les participants à la rencontre mais, s’ils se préoccupent de leur avenir immédiat, ils semblent en revanche se désintéresser des politiques socio-économiques qui seront mises en œuvres au niveau de la nouvelle région autonome – le thème « justice sociale » ne sera pas spontanément évoqué au cours de la discussion.
Je pose alors une question relative aux effectifs déclaré du BIAF-MILF : jusque tout récemment, les chiffres généralement admis concernant le nombre de combattants du MILF tournaient autour de 12.000. Et voilà qu’aujourd’hui on annonce que 40.000 combattants sont concernés par le processus de démobilisation. Comment expliquer ce gonflement soudain des effectifs alors même que les hostilités ont pris fin en 2014 ? Visiblement, la question embarrasse. La réponse, confuse, évoque pêle-mêle « une rotation des unités combattantes, la prise en compte de collaborateurs informels, de parents… » Quelques jours plus tard, lors d’une visite au Sitio Bagong (voir épisode précédent), je reposerai la question successivement à un officier philippin et à un représentant de l’Ad Hoc Joint Action Group, un des organismes officiels impliqués dans le processus de paix, ajoutant que cela ressemble à des chiffres artificiellement surévalués pour pomper dans le budget des programmes d’appui à la démobilisation… Sourires vaguement gênés de mes interlocuteurs, qui admettent que l’explication « n’est pas à exclure ».
L’entrevue se termine en débattant de l’éventualité que le gouvernement ne respecte pas ses engagements – je cite à l’appui le cas colombien (voir Maurice Lemoine : La Colombie sous la coupe des criminels de paix)… dont ils n’ont visiblement pas connaissance –, mais cela ne semble guère les préoccuper, l’imam du groupe arguant que, dans ce cas de figure, les combattants du BIAF rejoindraient l’un ou l’autre des groupes armés toujours actif dans la région : « ce n’est pas ce qui manque », ajoute-t-il.

De fait, après que l’armée ait repris le contrôle de la ville Marawi (octobre 2017), les groupes se réclamant de l’État Islamique – Groupes Maute et Abu Sayyaf, Bangsamoro Islamic Freedom Figthers (BIFF) et Ansar Khalifah Philippines – se sont replié sur leurs fiefs respectifs. Bien qu’affaiblis et en dépit de la loi martiale reconduite pour la troisième année consécutive dans toute l’île de Mindanao, ils ne sont pas restés inactifs : depuis l’adoption de la BOL par le parlement (juillet 2018), près d’une dizaine d’attentats (voitures piégées, attaques suicides) ont fait une cinquantaine de morts ; on évoque le renfort de djihadistes indonésiens, malaisiens, saoudiens, tchétchènes, pour certains experts au maniement d’explosifs ; des accrochages mineurs mais fréquents ont lieu entre rebelles musulmans et éléments de l’armée régulière ; en 2018, selon le journaliste Michael Hart, près de 100.000 personnes auraient été déplacées du fait du conflit armé à Mindanao. Et des militaires, des membres du BIAF, des officiels, des indigènes, interrogés à ce sujet, affirment qu’aujourd’hui les ralliements de combattants du MILF ou du MNLF (jamais totalement désarmé) au forces djihadistes sont nombreux.

* * *

Au final, un panorama qui n’incite guère à l’optimisme. Et pourtant ! Pourtant ils sont nombreux, y compris parmi ceux – ils ne sont pas légion – qui se définissent comme des opposants à Rodrigo Duterte, à vouloir y croire, au Bangsamoro. A espérer encore qu’après une période de transitions, la société civile un jour peut-être…


[1] Cette année-là, les Philippines remportent le trophée du pays le plus dangereux du monde pour les journalistes.