La journée commence tôt. Dès 4 heures du matin, la Marche pour la Vie (qui en réalité fait du sur place) rassemble quelque cinq mille chrétiens sur la pelouse de Luneta Park. Des pancartes appelant à en finir avec les exécutions extra-judiciaires, à relancer les pourparlers de paix avec la guérilla ou à mettre fin aux contrats de travail précaire voisinent avec des banderoles d’opposants au divorce et à l’avortement – ces dernières ne sont heureusement pas les plus nombreuses. L’archevêque de Manille est attendu pour dire la messe. Il ne viendra finalement pas. La sœur bénédictine Mary-John Mananzan, un des moteurs du Mouvement contre la tyrannie, prend la parole pour dénoncer l’érosion des repères moraux par les propos « machistes, sexistes et misogynes » du président et pointer les risques encourus par ceux qui osent élever la voix pour protester.
Installé sous une tente dressée au pied du Monument de la Révolution du Pouvoir Populaire, un groupe de paysans, de pêcheurs et de prêtres mène, depuis une semaine, une grève de la faim pour manifester son opposition au projet de modification de la constitution (Cha-Cha dans le jargon politique local). Les grévistes rappellent que la constitution de 1987 a été élaborée au lendemain de la chute de Marcos, justement pour éviter un retour à la dictature et que ce n’est pas un hasard si Duterte veut en changer.
Dans l’après-midi, à l’appel de la Coalition Anti-Cha-Cha, du Mouvement contre la tyrannie et de nombreuses organisations de la nébuleuse Bayan (gauche radicale, celle que le pouvoir qualifie de « front légal de la guérilla »), plusieurs milliers de personnes marchent sur l’avenue Epifanio de los Santos, plus connue sous son acronyme (EDSA), théâtre des immenses manifestations qui, en février 1986, mirent fin à quatorze années de loi martiale imposée par Ferdinand Marcos. La gauche radicale (tendance communiste), bien que très majoritaire, n’est pas la seule représentée. Sœur Mary John Manazan prend encore une fois la parole et des religieux en habits sont venus nombreux, avec leurs banderoles.
« Stop aux exécutions extra-judiciaires », « Duterte = terroriste », « Le Cha-cha (changement de constitution) c’est de la merde », « Non à la dictature », « Stop au harcèlement des militants ouvriers ! », « Réhabilitation (des drogués), pas persécution », « Nous ne sommes plus au temps de Marcos ! », « Non aux 100% de la terre aux investisseurs étrangers »… sont quelques uns des mots d’ordres brandis par les manifestants.
Perles de février*
« Les communistes exploitent les indigènes en les transformant en guérilleros, c’est pourquoi le président va autoriser les investisseurs à opérer dans leurs domaines ancestraux : ça créera des emplois, la faim reculera et avec elle l’influence de la guérilla ».
(Harry Roque, porte-parole du gouvernement, cité par l’Inquirer du 04/02/2018)
« Dictateur ? Oui, je suis vraiment un dictateur. Parce que si je n’agit pas en dictateur, rien de change dans ce pays ».
(Rodrigo Duterte, cité par l’Inquirer du 09/02/2018)
« Je vais offrir aux indigènes une prime de 20.000 pesos (environ 350 euros) pour chaque guérillero abattu. Ils (les indigènes) pourront aussi recevoir une formation militaires et intégrer le CAFGU (Citizen Armed Forces Geographical Unit, milice paramilitaire) de leur communauté ».
(Rodrigo Duterte cité par l’Inquirer du 04/02/2018)
« Ne tuez pas les femmes de la NPA, contentez-vous de leur tirer dans le vagin, elles ne serviront plus à rien ».
(Rodrigo Duterte, cité par l’Inquirer 13/02/2018)
« Mon indulgence s’étend tous ceux qui tueront des rouges, collecteurs de taxes, femmes et auxiliaires médicaux inclus. 50.000 pesos pour un chef, 25.000 pesos pour les autres. Pas de question. Vous ramenez la tête – mettez-la dans de la glace (cette phrase a été éliminée de la version en ligne) – et vous touchez l’argent ».
(Rodrigo Duterte cité par le Manila Bulletin du 24/02/2018)
* Les traductions respectent l’esprit de ces déclarations, même si elle ne sont pas mot à mot exactes
Hélas, un an et demi après l’élection de Rodrigo Duterte, en dépit des milliers de victimes de sa guerre à la drogue et de la rupture des pourparlers de paix avec les insurgés communistes, personne ne se hasarderait à évoquer l’éventualité d’un nouveau soulèvement populaire et la côte du président semble inoxydable.
En décembre dernier, selon un sondage du Social Weather Station, 83% des philippins faisaient pleinement confiance à Rodrigo Duterte – une progression de dix points par rapport à septembre 2017, quand l’assassinat d’un étudiant par des policiers de la brigade anti-drogue avait provoqué un recul des opinions favorables.
Et la relance d’Oplan Tohkang (« Plan Porte à porte », qui a déjà fait 65 nouveaux morts depuis décembre 2017) est plutôt bien accueilli au sein des couches plus plus défavorisées de la population – où se compte pourtant l’essentiel des victimes.
Le PDP-Laban, parti du président, dispose d’une très large majorité à l’Assemblée Nationale. Majorité qui encourage le chef de l’état à tenter ce qu’aucun de ses prédécesseurs n’est parvenu à faire : modifier la constitution de 1987 [1].
La croissance économique (6,8% en 2017), l’une des plus fortes d’Asie du Sud-Est, est boostée par les milliards alloués par l’état aux grands projets d’infrastructure du programme « Build, build, build » et tout est fait pour attirer les investisseurs étrangers.
Le gouvernement compte plusieurs militaires de haut rang et Duterte a signé, en janvier 2018, le décret accordant une hausse de près de 100% des salaires dans l’armée et la police, qui lui sont acquises.
Quant à l’église, qui avait joué un rôle décisif lors du renversement de Marcos – la population des Philippines est catholique à plus de 80% –, elle est divisée.
Certains membres de la hiérarchie catholique sont ouvertement critiques vis-à-vis du président et de nombreux religieux et religieuses (catholiques et protestants) sont impliqués dans les luttes sociales.
Mais en décembre 2017, Mgr Romulo Valle, évêque de Davao, a été nommé à la tête de la Conférence épiscopale. C’est un ami de longue date du président. Il ne fait guère parler de lui, mais le ton de ses premières déclarations était pour le moins conciliant et, s’il en a regretté les bavures, il a justifié la guerre à la drogue.
Que le patronat philippin ne trouve rien à redire d’un président autoritaire qui applique, dans la droite ligne de ses prédécesseurs, une politique économique favorable au libre-échange et aux investissements étrangers n’a rien d’étonnant.
Que « Rody » Duterte continue de jouir d’une telle popularité dans les couches plus défavorisées de la population est plus difficile à expliquer.
D’autant qu’avec la rupture des négociations de paix entamées avec les insurgés communistes et l’expulsion des principaux ministres de gauche ou progressistes de sont gouvernement, il tire un trait sur l’essentiel des promesses de campagnes qui avaient conduit la gauche radicale à soutenir sa candidature.
Alors, pourquoi ?
Alors, pourquoi?
Certains de ceux auxquels on pose la question répondent en niant la validité des sondages, invoquent des manipulations, la peur.
D’autres reconnaissent qu’ils ont du mal à comprendre, avancent des bribes d’explications.
Par exemple et dans le désordre :
– Enfin un président qui n’est pas issu du sérail des grandes familles et vient rompre avec « l’impérialisme » de Manille (Rodrigo Duterte est originaire de l’île de Mindanao, au sud de l’archipel).
– Il prend des mesures qui ont un impact immédiatement perceptible dans le quotidien des gens (augmentation des retraites, suppression des frais d’inscription à l’Université, simplification des formalités administratives – notamment pour l’obtention d’un passeport –, attribution d’allocations perçues en liquide aux familles les plus pauvres et, tout récemment, approbation d’un texte de loi donnant un accès gratuit aux services d’irrigation pour les paysans cultivant des parcelles de moins de 8 hectares).
– La langage souvent ordurier de Duterte rebute les personnes éduquées mais « les gens du peuple » apprécient qu’il parle comme eux.
– La guerre à la drogue, même quand on en regrette les bavures, est perçue comme ayant réduit l’insécurité dans les quartiers pauvres en contraignant les petits dealers et autres gangs à faire profil bas. Et que les gamins et les adolescents hésitent à sortir après la nuit tombée n’est pas pour déplaire aux parents.
– A Mindanao, notamment dans la région de Cotabato et autour de Marawi, les check-points militaires et un contrôle plus strict sur les armes imposé par la loi martiale ont restreint la liberté de manœuvre des chefs de guerre et de leurs milices, les violences liées aux guerres de clans ont diminué et la population apprécie.
– Même si nombre de médias de la presse écrite et de la télévision peuvent se montrer sévères à l’égard du régime, leur influence est battue en brèche par les réseaux sociaux dont les philippins sont de grands consommateurs, les Cyber-guerriers du président bénéficient des largesses du palais, ils sont très actifs, leur page Facebook est suivie par plus de 45.000 personnes et ils n’hésitent pas à harceler et menacer virtuellement les opposants.
– Il (Duterte) est habile à manier la carotte et du bâton.
Chacune de ces explications à la durable popularité de Rodrigo Duterte – il a été pendant vingt ans maire de Davao et c’est là, où on le connaît bien, qu’il obtient son meilleurs score dans les sondages – apparaît plus ou moins déterminante. Mais peut-être est-ce la dernière remarque (la carotte et le bâton) qui confère à ces « parce que » éparpillés une certaine cohérence.
Une série d’anecdotes, glanées avant et après l’élection de Duterte, vient lui faire écho, chacune témoignant de la continuité d’une stratégie dans laquelle l’ancien maire de Davao est passé maître et qui consiste à coopter, enrôler la population, des groupes ou des individus, y compris des opposants, dans ses projets.
– En juin 2014, alors qu’il n’est encore que maire de Davao, il offre aux guérilleros de la NPA (New People Army, communiste), de prendre en charge la gestion (administration, embauche, détermination des salaires, conditions de travail) d’une plantation de palmiers à huile. Située dans le Barangay Paquibato, l’un des bastions de la guérilla, celle-ci couvrirait une superficie de 1.000 hectares et serait financée par des investisseurs malaisiens. Opposés à l’occupation des terres des petits paysans par l’agro-industrie, les chefs de la NPA rejettent la proposition.
– Lors de la campagne électorale de 2016, il multiplie les appels du pied à la gauche radicale et obtient son soutien. Plusieurs ministres de cette mouvance entrent dans son gouvernement et les pourparlers de paix avec les insurgés sont relancés. Mais les communistes sont un os difficile à ronger et n’ont de cesse de vouloir concrétiser les promesses de campagne. Trop indigestes ! Il les vomit.
– A l’Assemblée Nationale, nombre d’élus sont moins coriaces et rallient sans état d’âme la majorité présidentielle.
– Il y a quelques jours, Duterte offre aux indigènes de Mindanao, souvent accusés de soutenir la NPA, une prime de 20.000 pesos (environ 350 euros) pour chaque guérillero abattu et les invite à rejoindre les rangs des groupes paramilitaires CAFGUs (Citizen Armed Forces Geographical Units).
– Et il promet aux guérilleros qui déposeront les armes de l’argent, du travail et même des vacances à Hong Kong !!!
– Le 24 février, enfin, différentes unités de police et des associations et groupes civils intervenant dans la lutte anti-drogue sont conviées au Camp Cram, le QG de la police, pour une rencontre d’information sur le Plan Tokhang 2. A l’extérieur de la caserne, le quartier grouillait de groupes de supporters de Duterte. Certains, pas plus patibulaires que Monsieur tout le Monde, se contentaient de T-shirts frappés du nom de leur organisation – « Crime Watch Force », « Guardians Good Samaritans », « Volunteers against crime and corruption », « Anti-crime Comunity »… –, d’autres – « Scorpions », « Mata Ng Masa Task Force », « Taguig Spartan » –, bien plus inquiétants, allaient à deux par moto et affichaient la panoplie du parfait paramilitaire (pantalon de treillis, blouson marqué de couteaux entrecroisés, heaume ou ailes d’aigle).
La clé de son succès ?
Une piste à explorer, en tout cas.
Sans oublier un contexte international, marqué par la rivalité entre Washington et Pékin, qui permet aux régimes autoritaires de la région (Philippines, Thaïlande, Cambodge, Myanmar) de jouer sur les deux tableaux en se moquant de l’opinion publique occidentale.
[1] La transformation des Philippines en état fédéraliste constitue la mesure phare du projet de « Charter change » (Cha-cha) mais elle n’est pas la seule, la porte serait aussi ouverte à une réélection du président (actuellement limitée à un mandat unique), les investisseurs étrangers pourraient devenir propriétaires à 100% de terres, de ressources marines ou minières et d’entreprises philippine, une petite phrase à première vue inoffensive viendrait limiter la liberté de la presse…