En 1849, le Pérou « importe » les premiers coolies chinois. Au cours des trois décennies suivantes, plus de cent mille chinois seront victimes de ce trafic. En dépit de ces conditions de vie dramatique, cette population, essentiellement masculine, va faire souche, se métisser et donner naissance à une communauté sino-péruvienne aujourd’hui bien vivante, dont les représentants sont connus sous le nom de « tusans » [1].
En 1849, détournant des mesures destinées à encourager l’immigration européenne, le président Domingo Elias, lui-même grand propriétaire terrien, « importe » au Pérou les premiers coolies chinois. Entre cette date et le Traité de Tiensin – signé en 1874 par Lima et Pékin, il marque la fin officielle de la traite et légalise le statut des immigrants – plus de cent mille chinois seront victimes de ce trafic. Trompés par des contrats abusifs, 30% des émigrants décèdent au cours du voyage et, une fois au Pérou, ils sont maintenus dans une situation de quasi esclavage. Répartis dans les haciendas sucrières et cotonnières, ils travaillent aussi à l’extraction du guano et participent à la construction du chemin de fer Lima-La Oroya.
Plus de 300.000 chinois seront victimes de ce trafic…
Écrasés par la brutalité de la répression, les immigrants chinois se suicident en grand nombre, d’autre s’évadent des haciendas et, à l’image des palenques des nègres cimarrones, fondent des communautés cachées dans les forêts ou accrochées aux versants les plus inaccessibles des Andes. A partir des années 1870, des révoltes sporadiques éclatent dans les haciendas. La plus importante a lieu à Pativilca, à une centaine de kilomètres au nord de Lima, où quelque mille cinq cent coolies, le visage peint en bleu et rouge, le front ceint d’un bandeau et brandissant des armes rudimentaires, défilent au son des gongs et des flûtes. Trois cents d’entre eux seront tués par l’armée, venue au secours des grands propriétaires terriens. Aussi, lors de la guerre qui oppose le Pérou au Chili, les chinois prennent-ils parti pour ces derniers et, lors de la bataille de Chorillo (11 janvier 1881), ils sont deux mille à combattre au côté des troupes chiliennes.
A la même époque, aux alentours du marché central de Lima, une véritable communauté chinoise commence à prendre forme. Des sociétés d’entraide, à l’existence plus ou moins éphémère, apparaissent jusqu’à donner naissance, en 1881, à la Sociedad colonial de beneficiencia China… qui existe toujours.
Aux alentours du marché central de Lima, une communauté chinoise commence à prendre forme…
Paradoxalement, c’est au moment où ils retrouvent une identité propre que les tusans, chinois métis ou nés au Pérou, commencent à s’intégrer à la population péruvienne. L’adhésion massive au catholicisme en est un trait marquant, mais le processus est loin d’être uniforme. Alors que certains contribuent à la formation d’une bourgeoisie commerçante dont la réussite économique est largement reconnue dans le pays, d’autres rejoignent les luttes des mouvements progressistes. Comme le métis Pedro Sulem-Aymar – compagnon de route de José Carlos Mariategui, il dénonce le recrutement forcé des indiens et crée l’Association Pro-Indigena – ou comme le tusan Adalberto Fonken – cet ouvrier du textile, anarcho-syndicaliste, sera l’un des organisateurs de la grande grève de 1919 qui aboutira à la légalisation de la journée de huit heures.
Aujourd’hui, la communauté chinoise est difficilement quantifiable – moins de dix mille chinois, mais quelque trente mille sino-péruviens disposant de la double nationalité et plus de cent mille péruviens revendiquant leur ascendance chinoise – elle n’en est pas moins visible et très active. Majoritairement originaire du Guangdong et du Fujian, les provinces les plus dynamiques de la Chine où, dès 1979, ont été créées les nouvelles zones économiques spéciales, les tusans jouent un rôle de relais, facilitant à la fois l’arrivée de nouveaux migrants et, surtout, les contacts marchands avec les autorités régionales chinoises. Alors que des membres influents de la communauté sino-péruvienne sont de gros importateurs de produits manufacturés chinois – au premier rang d’entre eux, Mr Erasmo Wong, propriétaire de deux chaînes de supermarchés, est à la tête de l’un des principaux groupes financiers du pays.
A côté de cette success-story, ou de la Calle Capon, vitrine policée du barrio chino, existe une autre réalité…
A côté de cette success-story ou de la Calle Capon, vitrine policée du barrio chino, existe cependant une autre réalité… moins reluisante et plus difficile à appréhender. Jouxtant le quartier chinois, le marché central de Lima est, de notoriété publique, un des haut lieux d’écoulement des produits de contrebande. Des textiles à l’électroménager en passant par le matériel informatique et la téléphonie mobile, ils arrivent massivement des usines chinoises avant d’être revendus dans les innombrables points de vente du commerce informel. Quant aux chiffres officiels faisant état d’une émigration chinoise vers le Pérou peu importante, ils ne correspondent qu’à la partie émergée de l’iceberg, l’autre est clandestine.
Destination finale des migrants venus de Chine, jusque dans les années 80, le rôle du Pérou a peu à peu évolué vers celui de pays de transit d’une émigration à destination des EU. En témoignent plusieurs faits divers récents concernant des bateaux de pêche partis des côtés péruviennes et appréhendés avec, à leur bord, des émigrants clandestins chinois. La prolifération des chifas constitue un autre symptôme, incongru, de la présence croissante de migrants en transit dans le pays. Ces restaurants chinois, généralement bon marché, sont en effet souvent utilisés pour faire travailler et héberger des migrants en attente de poursuivre leur voyage vers l’Eldorado américain. Pourtant, et bien que des tusans soient aussi impliqués dans les réseaux de l’immigration illégale, celle-ci, largement sous la coupe des Triades, n’est pas toujours bien perçue par une communauté sino-péruvienne qui veille à sa respectabilité.
[1] Source : Isabelle Lausent-Herrera : Les chinois au Pérou, une identité reconstruite, Journal de la société des américanistes (1994) / L’émergence d’une élite d’origine asiatique au Pérou, revue Caravelle n°67 (1997) / L’évolution récente des relations économiques entre la Chine et le Pérou, Problème d’Amérique latine n°64 (2007) / La nouvelle immigration chinoise au Pérou, Revue européenne des migrations internationales (2009) ».