Philippines 2018

Philippines

Manille : 1er mai unitaire, enfin !

Plusieurs dizaines de milliers de manifestants dans les rues de la capitale. Pour la première fois depuis la chute de Ferdinand Marcos, les principales centrales syndicales du pays défilent ensemble. Les tergiversations et reculs du président Duterte sur la signature d’un décret mettant fin à l’ENDO – système des contrats temporaires indéfiniment renouvelés – ont servi de catalyseur à cette unité inédite.

Le contexte. Disons, au mois d’avril. Députés et sénateurs sont en congé. Le débat sur le projet de modification de la constitution – charter change en anglais, cha-cha en philippin compacté – s’en trouve relégué au second plan.
Mais pas le président Duterte qui, le 4 avril, prend tout le monde à contre-pied en se déclarant disposé à renouer les pourparlers de paix avec les insurgés communistes [1]. Lui qui, en novembre 2017, avait rompu les négociations en cours, déclaré terroristes le CPP (Parti communiste des Philippines) et la NPA (Nouvelle armée du peuple), lui qui promettait de manger les rebelles tout crus, de les massacrer jusqu’au dernier, le voilà revenu à de moins belliqueuses dispositions. Pour combien de temps ? semble-t-on se demander dans une gauche radicale qui prend acte – elle réclame depuis des mois la relance du processus de paix – mais reste dubitative et ne baisse pas le ton de ses critiques à l’égard régime.

La communauté internationale ou, plus exactement, les gouvernements occidentaux, ne se laissent pas amadouer non plus. Sa meurtrière guerre à la drogue a fait de Rodrigo Duterte la brebis galeuse des États-Unis et de l’Europe. Le retrait des Philippines de l’ICC – en mars dernier, suite à l’ouverture d’une enquête préliminaire sur les exécutions extra-judiciaires survenues dans le cadre de cette même guerre à la la drogue – n’a rien arrangé. Entre Malacañang (le palais présidentiel) et les Nations Unies, le ton monte et, le 13 avril, Duterte menace de faire arrêter Fatou Bensouda, représentante de la Cour criminelle internationale, si elle se hasarde à venir enquêter sur le sol philippin. Le surlendemain, Giacomo Filibeck, secrétaire général du Parti socialiste européen, invité par Akbayan (gauche altermondialiste) à intervenir lors d’un séminaire sur la question des droits humains et de la guerre à la drogue, est interpellé à sa descente d’avion et expulsé illico. Et le 16 avril, c’est au tour d’une missionnaire australienne, la sœur Patricia Fox, résidant aux Philippines depuis 20 ans, d’être arrêtée pour sa participation à des « activités à caractère politique » – relâchée le jour suivant, elle devrait être expulsée d’ici la fin mai. La dégradation des relations entre Bruxelles et Manille, pourrait être lourde de conséquences pour l’économie philippine, prévient l’Asia Times. L’UE est l’une des principales destinations des produits philippins (10 milliards de dollars en 2017) qui, grâce au Système de préférence généralisé (GSP+) dont ils bénéficient, entrent sur le territoire européen quasiment sans avoir à acquitter de taxe. Des accords commerciaux similaires existent entre Manille et Washington. Pour l’instant, ni les EU ni l’UE n’envisage sérieusement de réviser les termes de leurs échanges commerciaux avec les Philippines – ce serait pousser encore un peu plus Manille dans les bras de Pékin – mais ça pourrait venir. D’autant que, en dépit du différent frontalier en mer de Chine Méridionale, les relations entre Rodrigo Duterte et Xi Jinping ne pourraient guère être meilleures.

L’économie philippine, en attendant, celle qui s’écrit en chiffre d’affaire et taux de croissance, se porte bien. Boostée par un ambitieux (pour ne pas dire pharaonique) programme de grands travaux largement financés par l’état (Buid, build, build), elle est l’une des plus dynamiques d’Asie et, en dépit de certains signaux d’alarme (inflation en hausse et dette extérieure record), les investissements étrangers directs continuent d’affluer (+50% en janvier).

Pour l’économie des ménages, celle qui impose de se serrer la ceinture pour en faire, des économies, et a plus de pain sur la planche que de riz dans l’assiette, c’est un autre tabac. Parce qu’avec les nouvelles taxes sur les carburants et plusieurs produits de consommation courante – Taxes Reform for Acceleration and Inclusion (TRAIN), entré en vigueur en janvier 2018 -, les prix augmentent mais les salaires, bof… vous voyez ce que je veux dire.
Ce qui a des effets en chaîne, explique l’Inquirer : quand les prix augmentent, la demande baisse – c’est une loi de l’économie (des ménages) – et les petits commerces en pâtissent plus que les gros. Les chauffeurs de jeepneys, de taxi, de tricycles voient leurs marges bénéficiaires réduites. Chez Coca-Cola on saute sur l’occasion et prétexte de la baisse des ventes pour dégraisser : 900 travailleurs sont mis à la porte. Quant aux 200 pesos (moins de 4 euros) mensuels promis aux familles les plus pauvres pour les aider à absorber l’impact des nouvelles taxes, ils n’ont été qu’un feu de paille et leur versement semble avoir déjà été interrompu.

Sondage.
Comment interpréter le dernier sondage trimestriel de Social Weather Media qui donne à Rodrigo Duterte 65% d’opinions favorables… en recul de 10 points par rapport au trimestre précédent ? Du côté du palais présidentiel, on se félicite de la côte élevée du président après deux années d’exercice. Et c’est vrai, Rody Duterte continue de jouir d’un soutien populaire très supérieur à celui de tous ses prédécesseurs. Mais en recul, quand même. En septembre 2017, un autre sondage de Social Weather Media avait enregistré une baisse du même ordre. Mais la cause en était connue : lors d’une opération policière, menée dans le cadre de la guerre contre la drogue, deux étudiants avaient été abattus et l’émotion provoquée par cette bavure considérable. Cette fois, les raisons du recul sont plus difficiles à établir. Sans doute multiples, peut-être plus profondes. De là à pronostiquer le début de la fin, il y a un grand pas que rien ne permet de franchir.

Voilà qui pourrait, en partie au moins, expliquer le recul des opinions favorables au président (-10 points) dans le dernier sondage trimestriel de Social Weather Media (voir encadré ci-contre).
Ça et le fait que sur l’interdiction d’ENDO – une promesse phare de la campagne électorale du candidat Duterte – le président vient, une fois de plus, de se parjurer.

ENDO, contraction de end of contract : une façon de contourner le code du travail par le recours à des contrats de travail temporaires de 5 mois, indéfiniment renouvelés et sous-traités par des agences de main d’œuvre.
Ils seraient 30 millions de salariés embauchés sous le régime des « 5-5-5 » (contrats de 5 mois mis à la que-leu-leu) et, aujourd’hui, hormis les cadres, les salariés officiellement embauchés par l’entreprise pour laquelle ils travaillent sont une espèce en voie de disparition.
La loi philippine prévoit pourtant qu’un salarié temporaire qui continue de travailler au-delà de 6 mois dans une même entreprise accède automatiquement au statut de salarié en contrat à durée indéterminée… et bénéficie des avantages afférents (ancienneté, 13ème mois, droit d’organisation syndicale, sécurité de l’emploi, couverture sociale, retraite). Ce qui nuit gravement à la compétitivité des entreprises, affirment les organisations patronales qui défendent la « flexibilité » de l’emploi – n’ai-je pas déjà entendu ça quelque part ? en France, peut-être ? – et le « droit » de recourir sans limite à une main d’œuvre sous-traitée. Aussi, atteints dans leur « droit de licencier », les chefs d’entreprises ont-ils trouvé la parade : limiter les contrats d’embauche temporaire à 5 mois, après quoi on oublie tout et on signe un nouveau contrat… de 5 mois encore une fois. Pour verrouiller un peu plus le système, il est en outre recommandé de déléguer le recrutement à des agences de main d’œuvre : elles serviront de tampon entre salariés et employeurs, exonérés de toute responsabilité vis-à-vis des premiers. Et personne n’ira vérifier qu’elles s’acquittent bien des charges sociales qui leur incombent.

Rody, candidat, avait promis de mettre un terme à cette situation, ce qui lui avait gagné de nombreux votes à gauche.
Rody, élu, tergiverse, ne veut pas faire fuir les investisseurs (dit-il), souffle le chaud et le froid.
L’an dernier, à la veille du 1er mai, il avait annoncé qu’il en ferait la surprise aux travailleurs. Et puis rien : un pétard mouillé.
Cette année il réitère. Demande aux centrales syndicales de rédiger un proposition de décret. Elles obtempèrent et modèrent même leurs exigences pour rendre leur copie acceptable par le patronat. Il ne tient aucun compte des propositions qui lui sont faites. Décide finalement de ne rien décider, se défausse de l’affaire sur le Congrès auquel il confie la tâche d’amender le code du travail (sans engagement). Et pour faire diversion, le ministère du travail impose à deux chaînes de fast-food (Jolibee et Burger King) la régularisation de quelque 6.000 employés.

la goutte qui fera déborder le vase ?

Depuis l’arrivée de Rodrigo Duterte au pouvoir, il y a bientôt deux ans, les cadavres des victimes de la guerre à la drogue s’amoncellent. La gauche tendance social démocrate ou/et altermondialiste dénonce. La gauche tendance communiste aussi. Mais chacune de son côté.
Rupture des négociations de paix, exécutions extra-judiciaires de leaders paysans et indigènes, d’étudiants, de prêtres, de défenseurs de l’environnement et des droits humains… la gauche dure condamne. La gauche douce aussi. Mais pas question de déclarations conjointes.
TRAIN : le centre d’étude Focus on Global South (mouvance de la gauche altermondialiste) en détaille l’impact néfaste sur les populations les plus défavorisées. Les analyses de la Fondation Ibon (mouvance de la gauche radicale) sur le même sujet aboutissent à des conclusions similaires. Mais l’une ne citera jamais l’autre, et réciproquement.
Attaques contre la presse (voir : Manille : défendre la liberté de la presse), contre le système judiciaire (voir : La justice dans le collimateur du président), délires verbaux, dérive autoritariste, volonté de tuer dans l’œuf toute parole critique. Le Mouvement contre la tyrannie et la Coalition pour la justice, de constitution récente, rassemblent des personnalités venues d’horizons politiques différents. Mais entre les deux gauches on ne s’adresse toujours pas la parole et ce sont les représentants progressistes de différentes églises qui jouent les agents coagulants.

C’est dire l’importance de l’évènement : demain, pour la première fois depuis la chute de Ferdinand Marcos (1986), les différentes centrales syndicales du pays – notamment les frères ennemis Kilusang Mayo Uno (KMU), gauche radicale, et Sentro-Nagkaisa Labor Coalition, l’autre gauche – défileront ensemble avec, comme mot d’ordre commun, l’interdiction du système ENDO.

* * *

Mardi 1er mai 2018, nous y voilà.
7h30. Les manifestants arrivent, seuls ou par petits groupes, à la Welcome Rotonda, d’où partira le cortège principal – d’autres se rassemblent en différents points de la capitale, tous convergeront vers Mendiola, la porte d’accès au palais présidentiel. On déroule les banderoles, on distribue les drapeaux montés sur hampes de bambou, on s’attroupe autour des effigies en carton-pâte du président Duterte – sur la marionnette géante réalisée par les militants de Sentro-Nagkaisa Labor Coalition, Rody est affublé d’une moustache à la Hitler, le masque en forme d’écu porté par des manifestants de la gauche radicale est intitulé « roi des menteurs ». Un homme lit l’Inquirer, le principal quotidien anglophone du pays, en Une : Duterte peut encore décréter l’interdiction d’ENDO. Une délégation de syndicalistes australiens de la Metal Steelworker Federation s’est joint aux troupes du KMU.

8h30. La marche démarre, remonte España Avenue. Une escouade de motards militants en tête. Beaucoup de casquettes étoilées, à la Lénine. La figure tutélaire du révolutionnaire d’octobre et celle du barbu Karl Marx accompagnent la manifestation, Mao est aussi de la partie. La présence policière est discrète. Des mots d’ordre : « End ENDO », « régularisation des tous les salariés », « pour un salaire minimum national », « augmentez nos salaires », « TRAIN c’est de la merde ! », « Reprise des négociations de paix », « Stop aux assassinats de paysans », « non aux expulsions », « pour une industrie nationale », « militer n’est pas un crime », « les défenseurs des droits humains ne sont pas des terroristes », « Unité des travailleurs »…

10h15. Le cortège, qui ne cesse de se gonfler des groupes qui convergent vers Mendiola, débouche sur Recto Avenue, surmontée par la ligne 2 du métro aérien. Plusieurs dizaines de milliers de personnes, sûrement. Difficile d’être plus précis. « Défiler côte à côte », l’expression est à prendre au pied de la lettre : sur la voie de droite, des rouges sont regroupés sous la bannière du KMU, sur celle de gauche, une population plus mélangée suit une banderole unitaire.

11h30. Mendiola. Un estrade, une sono. Les intervenants se succèdent au micro. Ceux des différentes centrales syndicales, des mouvements politiques, des étudiants, des paysans, des défenseurs des droits humains, des artistes. Tous sont conscient de l’évènement « historique » que constitue cette marche unitaire. L’espace n’est pas suffisant pour contenir la foule des manifestants. On piétine, on cherche un coin d’ombre, on s’assied où l’on peu sur les trottoirs de Recto Avenue, sur la chaussée. Les marchands ambulants sont à la fête. Bouteilles d’eau, noix de coco, calamars frits, cacahuètes grillées, nems, pâtisseries de riz gluant, cigarettes, ombrelles/parapluies… La pluie, justement. Quelques averses. On se met à l’abri sous les arches du métro, les parapluies. Et comme il ne faut pas se laisser abattre, on mange. On plaisante, on rit beaucoup aussi. On fait des selfies. Des téléphones filment, tout et n’importe quoi. Des vidéos calamiteuses se retrouvent instantanément balancées sur YouTube.

12h30. Entre les prises de parole, des chants. L’Internationale est reprise en chœur, moment d’émotion.

13h. Une première effigie de Rodrigo Duterte est brûlée. Celle qui le représente en « roi des menteurs ». Les photographes de presse et les cameramen des différentes chaînes de télévision font cercle. Une ronde s’improvise autour des cendres. Danse du scalp, drapeaux brandis. Des groupes de manifestants commencent à se disperser.

14h. Les militants de la gauche radicale sont infatigables. Pas moi. A la tribune, on continue de vitupérer contre le régime en place. Il reste encore un géant de carton-pâte à cramer. Celui au corps de rat ou de cochon, avec une tête hideuse, des cornes et une langue de tamanoir. Sa fabrication a dû être un sacré boulot. Mais je m’en vais avant l’ultime autodafé, tant pis pour les photos.

* * *

Le lendemain, gros titres dans la presse : Duterte signe un décret (Executive Order, EO) interdisant les « contrats de travail illégaux ». Drôle de formulation : depuis quand une loi est-elle nécessaire pour interdire ce qui est illégal ? Les organisations syndicales, d’ailleurs, ne s’y trompent pas qui dénoncent une opération poudre aux yeux, estiment que le nouvel EO ne fait que confirmer les termes de l’actuel code du travail, attendent toujours le texte qui viendra mettre un terme définitif au système ENDO… Une critique indirectement corroborée par les organisations patronales qui jugent positivement – « même si ce n’est pas exactement ce que nous aurions souhaité » – le décret présidentiel.


[1] Négocier, d’accord, mais vite (Inquirer du 08/04/2018). Deux mois au maximum, Duterte donne deux mois aux délégués du gouvernement et de la guérilla pour renouer le dialogue. Et il pose des conditions : cessez-le-feu conjoint et fin du prélèvement de l’impôt révolutionnaire extorqué aux entreprises. « Et je prends en charge les frais des représentants du NDFP-CPP-NPA », ajoute Rody Duterte. Les intéressés se disent d’accord pour la reprise des négociations – ils le réclament depuis des mois – mais rechignent sur les conditions et demandent la libération des prisonniers politiques. Une nouvelle saute d’humeur du président n’est par ailleurs pas à exclure.