dessin_2025

Fiction

Marchand d’âge

Un jour, un parc, un banc, un type plutôt jeune et moi, on bavarde.

A un moment :
– Z’avez quel âge, je demande.
– Vous me donnez combien ? qu’il réplique du tac au tac, le quidam.
Ben merde ! je me dis, quel rapiat. Escompte-t-il vraiment qu’apprendre le nombre de printemps qui le séparent du berceau m’intéresse au point d’ouvrir ma bourse et lui céder le moindre écu ?
– Et l’heure, je relance juste pour voir, c’est combien ?
– Seize heures quarante-quatre, qu’il fait après un bref coup d’œil à sa tocante.
Mince ! je me gratte le crâne, pourquoi qu’il me la donne gratis cette fois, le mec, l’heure ?
D’abord ça me perturbe – l’heure vaut certes moins que l’an mais cette explication ne me satisfait pas –, puis je gamberge un brin, pas des heures mais assez pour qu’à peine échauffés mes neurones la lumière se fasse et je constate que l’instant 16h44, dont il m’a si généreusement fait présent, ne vaut à présent plus un radis, est déjà périmé, révolu, caduc, archaïque, démodé, invendable, bon pour la casse, en un mot : du passé.
– Alors, qu’il insiste le bougre, vous me donnez combien ?
C’est qu’il s’obstine, le gaillard ! Et je suis fort tenté de l’envoyer se faire voir chez le grecs quand une idée machiavélique germe dans mon esprit.
– A défaut d’oseille, je propose, que diriez-vous d’un troc ? Je vous donne mon âge et vous le votre. Étant manifestement l’aîné j’y perds sans doute quelques années mais bah, je balaie l’argument d’un geste, ne soyons pas mesquin.
– Marché conclu, qu’il rigole, sans penser plus loin que le bout de son nez.
Promptement, donc, nous échangeons nos âges.
Et là, il se rend compte : un bon demi-siècle qu’il a pris dans les gencives… ça le rajeunit pas.
Avant de le quitter, bon prince, je l’ai aidé à traverser la rue et lui ai laissé ma canne et mes lunettes – je n’en avais plus besoin.