Malaisie 2015

Malaisie

Cabotage (3) Johor Bahru

Exploration de la rue Meldrum et une introduction au SIJORI Growth Triangle – « Triangle de la croissance » dont Johor Bahru constitue le deuxième sommet.

I – EXPLORATION DE LA RUE MELDRUM

Choisie comme terrain d’exploration pour la simple raison qu’elle se trouvait au pied de l’hôtel où je loge, la rue Meldrum, à Johor Bahru, s’est révélée, à l’usage, pleine d’intérêt.

Panoramique 360° (depuis le toit du Jay Hotel)
La rue Meldrum n’est pas très longue, en sens unique, elle est limitée, au sud, par un mur de soutènement de la voie rapide qui longe le front de mer – des chantiers occupent tout l’espace entre la voie rapide et la mer (ils font partie du méga-projet Iskandar Malaysia / voir ci-dessous « Le deuxième sommet du triangle ») ; au delà, Singapour est visible de l’autre côté du détroit de Johor, reliée au continent par la digue de Causeway. Au nord, la rue Meldrum s’achève dans une avenue plus importante, à double sens. Deux rues – Siu Chin et Siu Nam – la croisent à angle droit et deux venelles trop étroites pour laisser passer des voitures y débouchent. Des immeubles de cinq à huit étages et des maisons plus anciennes ne dépassant pas deux étages la bordent. Plus loin, au nord-est, le terminal routier et ferroviaire de JB Central, d’où partent les trains et les bus qui font la navette vers Singapour en empruntant Causeway. Face au terminal : un grand centre commercial – quatre à cinq étages de galeries marchandes ultra-modernes, produits de luxe, destination privilégiée des singapouriens qui viennent y faire leurs courses pour bien moins cher que chez eux. A quelques pâtés de maisons, au nord-est, un temple hindou à l’architecture surchargée, encore un centre commercial (Galleria Kotaraya) et plusieurs tours, sièges de banques, de compagnies d’assurances.

Terrasse du restaurant Bintang Tawakal (1)
Matin, temps couvert, chaleur épaisse, saturée d’humidité. Passe un vieux bonhomme, chinois*, chemise verte à fleurs blanches, bermuda, casquette, il tient à bout de bras un sac en plastique rempli d’une soupe de nouilles, il est maigre, un peu desséché, des tâches de vieillesse marquent la peau de son visage et de ses bras.
A la table voisine de la mienne, est assit un jeune type d’une vingtaine d’années, indien*, un téléphone portable ouvert devant lui, il a commandé un café au lait qui est posé devant lui, sur la table, pas encore entamé, à côté d’un paquet de cigarettes et d’un briquet.
Passe une jeune femme, chinoise, longues jambes, plutôt jolie, elle porte une robe noire à pois blancs, assez courte, des chaussures plates et un sac à main assortis à sa robe.
Dans le restaurant d’en face (Amin Corner), pas de clients en terrasse, tous sont à l’intérieur, le regard tourné vers un écran de télévision fixé en hauteur – je ne le vois pas mais j’entends les dialogues, sans les comprendre.
Un mendiant s’arrête à ma table, puis à celle du jeune à côté, et repars bredouille.
Passe un vieux à l’air bougon, chinois, il traîne les pieds, s’arrête à plusieurs reprises pour regarder autour de lui.
Passe un autre vieux, chinois, fluet, barbichette blanche, il porte une casquette et un T-Shirt jaune vif avec des inscriptions en caractères chinois dans le dos, un pantalon gris, des sandales, il se sert d’un parapluie fermé comme d’une canne.
Le jeune de la table à côté est en conversation au téléphone.
Le vieux bougon repasse en sens inverse.
Passe une jeune femme, malaise, jean, T-Shirt bleu roi, tablier orange, cheveux noués en queue de cheval, elle doit travailler dans l’un des restaurants de la rue.
Passent deux jeunes femmes, robes noires et chaussures noires identiques, sans doute des employées d’une boutique du centre commercial qui se trouve quelques rues de là.
Passe le vieux, pour la troisième fois, qui a toujours l’air aussi furieux.
Passe une femme, indienne, plutôt boulotte, chemise rouge, pantalon noir.
Passe un type, la trentaine, chinois, chemisette bordeaux avec une inscription en caractères chinois sur la poitrine, bermuda brun, baskets, il porte des lunettes à verres épais.
Deux hommes, malais, fument, debout sur le trottoir, ils sont ensembles mais ne se parlent pas, ils s’éloignent, toujours sans un mot.
Passe une femme, petite trentaine, visage rond, boutonneux, queue de cheval nouée sur le côté, T-Shirt et pantalon moulants noirs, sac à main noir pendu au bras droit, elle tient de la main gauche un sac en plastique dans lequel se trouvent deux boîtes en polystyrène contenant des repas à emporter.
Passe un homme, indien, en combinaison de travail rouge.
Je viens de terminer mon deuxième café, il est 8 heures 45, mon voisin est toujours au téléphone.

* J’utilise les termes « chinois » et « indiens », comme raccourcis de la formulation longue : malaisien d’origine chinoise, ou indienne, pour les malaisiens d’origine malaise, j’utilise le terme « malais ».

Inventaire
– 10 hôtels : Cic Hotel, Dragon Inn, Jay Hotel (flanqué d’un salon de karaoké), Hotel Meldrum, Bello Hotel, Honyasatu Hotel, Hong Kong H otel, Gateway Hotel, Citus Hotel, Hotel Central (le plus luxueux) – les hôtels occupent généralement des immeubles plutôt décrépis (sans aller jusqu’à glauques), à l’exception de l’Hôtel Central (situé dans une tour d’une douzaine d’étages, le plus haut édifice de la rue) et le Bello Hôtel, qui occupe une maison construite en 1959 (le pays appartenait alors au Commonwealth britannique), récemment rénovée.
– 14 restaurants : Safron Corner, Fragrance City, Madina, Kim Long, AmPm Fastfood (fermé), Snow White, Leong Meldrum Kopitam, Kedai Kopi (le plus grand de la rue, chinois, grande terrasse, sert de la bière, de la cuisine chinoise, au premier étage fonctionne un salon de karaoké : Shangaï music lounge), Hon Lok Yun, Hoa Bi (fermé), Bintang Tawakal, Amin Corner, Coffe-House, Nasi Kunda – auxquels il faut ajouter un kiosque qui sert des clay-pots (nouilles ou riz mijotés avec du poulet, du poisson ou des crevettes et différents épices dans des pots de terre cuite) et les dizaines de stands qui ouvrent en fin d’après-midi et occupent tout l’espace des ruelles adjacentes.
– 16 commerces divers : 5 micro-épiceries (cigarettes, journaux, bombes insecticides, bouteilles d’eau minérale, boissons gazeuses, doses de café, de sucre, de lait en poudre, soupes déshydratées, glaces, éponges, serpillières…) et 1 supérette de la chaîne Seven Eleven, 4 boutiques de téléphonie mobile (téléphones, tablettes numériques, cartes SIM et accessoires divers), 3 échoppes de changeurs de devises (clientèle essentiellement constituée de singapouriens qui viennent convertir leurs dollars en ringgits), 1 agence de transfert de fonds, 2 studios photo (photos d’identité, impressions numériques), 2 salons de coiffure, 1 salon de massage et réflexologie, 1 pharmacie, 2 bijouteries, 1 opticien (Ching Ching Optical), 1 échoppe à photocopies (photocopies, impressions numériques, plastification, reliure de documents).
Restaurants et commerces occupent, selon les cas, le rez-de-chaussé d’immeubles (qu’ils partagent avec les hôtels) ou des maisons de construction plus ancienne ne dépassant jamais les deux étages.
– 1 étude d’avocat : Leung & Co, advocates & solicitors.
– 1 immeubles de bureaux : actuellement vide, offres de locations de locaux à usages commerciaux affichées sur la façade, porte condamnée, entrée squattée par des sans-logis.
– 3 parkings : 1 en plein air (face au Jay Hôtel, guérite à l’entrée, barrières télécommandées), 2 souterrains (celui du Central Hôtel et un autre au sous-sol de l’immeuble vide non utilisé) – on peut y ajouter un espace pour garer des deux roues, à côté du restaurant Kedai Kopi.
– 1 quartier général de la police (à l’extrémité sud de la rue, entre le Jay Hotel et la voie rapide).

Terrasse du restaurant Bintang Tawakal (2)
Un autre jour, matin, à peu près la même heure. Deux éboueurs. Ils portent une combinaison de travail, l’un est équipé de gants, l’autre pas. Ils poussent une benne montée sur roulettes dans laquelle ils balancent les sacs poubelles et les cartons d’ordures entassés au bord du trottoir, devant les terrasses des restaurants.
Un type passe, indien, qui pousse un chariot sur lequel sont empilés de grands plats en inox (style matériel de traiteur). Il vient du restaurant Kopi Kedai. A sa façon de manier son chariot, on devine que les plats sont pleins.
Deux travestis, malais sans doute, rentrent du boulot. L’un(e) est en short moulant, cheveux long teints en roux, l’autre en pantalon noir, moulant aussi, chemisier de dentelle mauve assez transparent.
Dans le restaurant d’en face, Amin Corner, le préposé aux rotis (crêpes de farine blé) s’active : à partir d’une boule de pâte grosse comme une (petite) orange, il obtient une crêpe de cinquante centimètres de diamètre, si fine qu’elle en devient translucide, qu’il repli ensuite à plusieurs reprises jusqu’à en faire un carré farcit, ou non, avec un œuf, de la viande émincée ou du fromage, qu’il fait cuire rapidement sur une plaque métallique.
Un balayeur, armé d’une pelle à long manche et d’un balai à crin végétal, fignole le travail plutôt sommaire des éboueurs.
A l’entrée du restaurant voisin, un homme épluche des ananas avec un long couteau, enlève soigneusement les yeux, coupe les fruits en quatre morceaux.
Le type au chariot repasse en sens inverse. Les plats sont vides.
Accoudés au comptoir de leur boutique de téléphonie mobile, ouverte sur la rue, deux vendeurs discutent. Pas de client.
L’employé d’une buanderie vient, en camionnette, livrer une pile de serviettes de toilette à l’hôtel Hong Kong.
Trois chauffeurs de taxi, désœuvrés, bavardent. L’un est appuyé à la barrière qui borde la rue, les deux autres adossés à l’un des taxi stationnés dans la rue Sin Chin, devant le restaurant Amin Corner. Deux d’entre eux fument.
Encore un (autre) balayeur.
Un homme lave la porte vitrée de l’hôtel Hanyasatu.
Un jeune homme, l’air sérieux, passe en portant une pile de gros classeurs de bureau.
Je m’arrête là pour aujourd’hui.

Trottoirs
Séparés de la chaussée par des barrières métalliques fixées dans le sol (peinture noire très écaillée) et décorées de motifs floraux en fer forgé (peinture dorée). Plus large d’un côté de la rue que de l’autre. Le trottoir le plus large, bordé par des palmiers à huile anémiques sur une bonne partie de sa longueur, est colonisé par les tables des restaurants qui l’ont transformé en terrasses.

Terrasse du restaurant Kedai Kopi
Fin de semaine et d’après-midi, puis plus tard dans la nuit. Le Kedai Kopi est le plus grand établissement de la rue. Le menu affiché à la devanture propose des plats chinois : nouilles sautées au poulet, au porc, aux crevettes, des soupes, tout un assortiment de recettes à base de poulet, de poisson (entiers, filets, têtes, bouillis, frits, grillés, sautés, en curry). D’énormes ventilateurs, fixés au mur, fonctionnent en permanence. Toutes les tables sont occupées. Une grande partie des consommateurs sont des hommes, singapouriens, qui boivent de la bière. Il y a aussi des habitués, certains boivent du café au lait, du rhé. Des femmes, malaisiennes, ni très jeunes ni très jolies, sont là pour des motifs profesionnels. Un client, suivi d’une femme, prend l’escalier qui mène au salon de karaoké situé au premier étage du restaurant. Un groupe de d’hommes, singapouriens, d’un certain âge, plusieurs sont visiblement bien éméchés. Ils parlent fort. Redemandent de la bière et de la glace. Ils se montrent je ne sais quoi sur l’écran d’un smartphone et commentent abondamment. Les avances des femmes restent discrètes : pas de contact, de geste déplacé, pas de tenues outrageusement déshabillées, même les maquillages restent légers. Après un moment, assez long, passé en compagnie d’un client potentiel qui ne se décide pas, une femme se lève et va tenter sa chance à une autre table. Un peu plus loin, quatre de ces dames bavardent entre elles. L’une propose sa copine à mon voisin de table – un malais, en bleu de travail qui boit du café au lait -, il décline l’offre. Je repère des travestis, indiens, mais ils ne s’arrêtent pas et je n’arrive pas à comprendre comment ils racolent. Après plusieurs bières, j’éponge avec un plat de nouilles sautées.

II – LE DEUXIÈME SOMMET DU TRIANGLE

Le 17 décembre 1994, Singapour, la Malaisie et l’Indonésie signent un accord établissant le SIJORI Growth Triangle, un « triangle de la croissance » dont les sommets sont Singapour, la ville de Johor Bahru, en Malaisie, et l’archipel de Riau, en Indonésie. Ses promoteurs voient dans l’accord un exemple de développement régional, dans un monde globalisé où les frontières nationales deviennent obsolètes, valorisant les complémentarités, en termes de capital, terre et main d’œuvre, des différents partenaires.
L’initiative vient de Singapour dont l’économie, au début des années 90, enregistre une croissance annuelle à deux chiffres. Sur le minuscule territoire de la cité-état, ses entreprises se sentent à l’étroit et le besoin de main d’œuvre se fait cruellement sentir avec, pour conséquence, des salaires en hausse. Les gouvernements de Malaisie, à laquelle Singapour est relié par la voie rapide de Causeway, et d’Indonésie, dont les îles de l’archipel de Riau sont toutes proches, sont pour leur part disposés à mettre dans la corbeille du ménage à trois leurs terres, ressources naturelles et main d’œuvre bon marché, en contrepartie des capitaux investis dans l’affaire par leur riche voisin.

Vingt ans plus tard, un article publié sur le site de l’agence Bloomberg explique que le développement de Singapour, la ville la plus riche du sud-est asiatique, aurait été grandement entravé hors de cette « perspective régionale (…) qui combine les forces dominantes de l’économie du XXIème siècle – globalisation et urbanisation – et a donné naissance à une métropole dépassant les frontières, les cultures et les monnaies ». Rien que ça !

Regardons-y de plus près, en commençant par le deuxième sommet du triangle, puisque c’est à Johor Bahru que j’ai fais escale.
L’agglomération est aujourd’hui un pôle industriel majeur du pays (composants électroniques, pétrochimie, construction navale), flanqué des deux grands ports de Pasir Gudang et Tanjung Pelepas, et dont le commerce local profite de la manne des singapouriens venus faire leurs courses.
« Du fait de l’abondance de terres bon marché au sud de la Malaisie, l’argent (singapourien) se déverse à travers la frontière », poursuit l’article de Bloomberg. Singapour a, par exemple, investi 3,4 milliards de dollars dans le méga-projet Iskandar Malaysia. Lancé en 2006, celui-ci prévoit la création d’une immense zone franche. D’une superficie trois fois supérieure à l’île de Singapour, elle engloberait la quasi-totalité de la ville de Johor Bahru, les deux ports et la zone franche déjà existante.
Entreprises et capitaux singapouriens ne sont pas seuls à passer la frontière : une maison de deux étages, cinq chambres, piscine, sur le front de mer de Johor Bahru vaut quinze fois moins cher que son équivalent de l’autre côté du détroit, ce qui ne laisse pas indifférent un certain nombre de singapouriens et contribue à désengorger une ville dont la densité de population est proche de celle de New-York. La chose présente toutefois quelques inconvénients. Devoir passer la frontière deux fois par jour pour se rendre sur son lieu de travail, par exemple : aux heures de pointe, comptez une heure et demi d’attente aux check-point de Woodland ou Tuas. C’est le lot quotidien de 150.000 malaisiens (sur environ 300.000 qui travaillent à Singapour).

Mais… les frontières n’avaient-elles pas été « dépassées » ? de même que les cultures et les monnaies ?

Les monnaies, justement, parlons-en ! Entre 2013 et 2014, explique encore l’article de Bloomberg, le ringgit malaisien a perdu 4 % par rapport au dollar singapourien et la roupie indonésienne 20 %.

Allons bon ! Y aurait-il une hiérarchie entre les sommets du triangle ? Un premier, un deuxième sommet… Et qu’en est-il alors du troisième, l’archipel de Riau, en Indonésie ?

Patience ! Je compte bien y faire prochainement escale.

… à suivre

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