Arrivage au port de pêche, récit d’un marin-pêcheur rescapé du travail forcé, carton jaune de la Communauté Européenne à la Thaïlande et, pour finir, une petite ambiance de série noire…
Jour quatre. Le port. Chalutiers et senneurs, amarrés tout le long du quai. D’autres, en panne un peu plus loin, attendent leur tour. Thons, espadons, calmars, anchois, sardines et prises accessoires – toutes sortes de petits poissons, crustacés, mollusques, qui constitue souvent le plus gros de la cargaison et sont destinés à être transformés en farine – passent des cales au quai où ils sont triés, puis du quai aux camions, camionnettes et triporteurs.
En mars dernier, le général Prayuth Chan-ocha, chef de la junte militaire au pouvoir depuis le coup d’état du 22 mai 2014, demandait aux médias de ne pas parler du trafic d’être humains, en particulier dans le secteur de la pêche, parce que ça risquait de porter préjudice à l’économie du pays et il annonçait que le journaliste de Channel 3, auteur d’un reportage sur la question, allait être entendu par les autorités – quelques jours pus tôt, il avait explicité sa conception du rôle des médias : « certains disent que la presse doit être impartiale. Non, ce n’est pas mon avis. Les médias doivent soutenir l’action du gouvernement ».
Jour cinq. Une dizaine de marins-pêcheurs, birmans ou cambodgiens en situation irrégulière, rescapés des bateaux de pêche où ils étaient maintenus en situation de travail forcé, sont hébergés au centre Stella Maris (Apostolat de la mer), en attendant d’être rapatriés. Suchart Chantharakana, son directeur, me montre plusieurs gros classeurs dans lesquels sont archivés les noms, photos, empreintes digitales et histoires des migrants recueillis par le centre, ainsi qu’une documentation détaillée sur l’identité des courtiers/trafiquants, les bars, cantines et karaokés où ils recrutent, les patrons de chalutiers auxquels ils vendent leur bétail humain.
Toh (orthographe approximative) a 27 ans, est birman, célibataire. En 2010, il passe la frontière thaïlandaise et se retrouve à Ranong, point de passage obligé pour des milliers de migrants en situation irrégulière. Un courtier le place sur un chalutier où il passe quatre ans – salaire mensuel : 7.000 baths (environ 150 euros). Avec son accord – il faut le souligner car ce n’est pas toujours le cas –, Toh est ensuite vendu à un chalutier de Nakon Si Thammarat. Cette fois, le salaire promis est au pourcentage. « On travaillait sans arrête, nuit et jour, raconte Toh, sans jamais pouvoir dormir plus de deux heures de suite, sans aucun jour de repos… ». Au cours des deux premiers mois de campagne, il gagne 20.000 baths… puis plus rien. Au bout de cinq mois en mer, sans que le bateau ait touché terre une seule fois depuis son départ du port, Toh s’impatiente. Il veut retourner travailler à Ranong. Il en parle au capitaine… qui sort un pistolet de sa ceinture et le met en joue. Toh saute à l’eau et se met à nager. Il a la chance d’être recueilli par un autre bateau (de pêche au calmar, celui-là) qui le ramène à Songkhla et le remet à la police, qui l’adresse au centre Stella Maris… où il réside depuis un mois.
Le 21 avril 2015, Bruxelles donne six mois à la Thaïlande pour « prendre des mesures fortes contre la pêche illégale » et « mettre en place un plan d’action correctif », à défaut de quoi elle s’exposera à des sanctions commerciales pouvant aller jusqu’à interdire l’accès du marché européen aux produits de la mer thaïlandais.
Là, il ne s’agit plus de médias que l’on peut sermonner et réduire au silence, et la fermeture des frontières européennes représenterait un manque à gagner de six à huit-cents millions d’euros par an…
Aussi, le général Prayuth Chan-ocha change-t-il de ton en annonçant l’adoption prochaine d’une nouvelle loi sur la pêche et la création d’un Centre de commandement pour combattre la pêche illégale.
A compter du 1er juillet 2015, avertit le général, des inspections seront conduites à bord des navires et gare à ceux ne seront pas enregistrés, n’auront pas leur licence à jour, ni fourni une liste de leur équipage et le nom du propriétaire du bateau, ou n’auront pas communiqué leur plan de route avant de quitter le port – les navires de plus de 30 tonneaux navigant hors des eaux thaïlandaises devront, en outre, être équipées d’un système de géolocalisation électronique par satellite. Tolérance zéro ! tonne le général : les bateaux en infraction seront saisis, les armateurs et capitaines encourront la prison. Et pour preuve de cette détermination, deux courtiers, trafiquants notoires de Songkhla, sont arrêtés le 29 juin.
Mais à Songkhla, justement, à peine 220 bateaux, sur plus de 2000 que compte la flotte industrielle, sont dûment enregistrés et la même situation prévaut tout le log du littoral thaïlandais. Quant à se résoudre à communiquer les noms des membres de équipage composé essentiellement de migrants en situation irrégulière, à ne plus pêcher dans les zones interdites, à n’utiliser que du matériel conforme et à déclarer toutes leurs prises : vous voulez rire !
Le 4 juillet, les armateurs et patrons de pêche industrielle lancent une grève très suivie : 75 % des 50.000 bateaux de pêche industrielle restent à quai. Dans les jours qui suivent, les fruits de mer sur les marchés thaïlandais augmentent de 30 %.
Bon, tempère le général, vous avez deux mois de sursit…
L’Association des pêcheurs artisanaux de Thaïlande avait au contraire adressé une lettre au gouvernement pour demander la mise en œuvre des mesures annoncées et l’arrêt des pratiques destructrices de la pêche industrielle, rappelant que 85 % des pêcheurs thaïlandais sont des pêcheurs artisanaux, qui ne sont responsables que de 23 % des prises. Mais justement, ceux-là ne comptent pas.
Jour six. Hua Kao, sur l’autre rive du lac, mais cette fois au niveau d’un môle de béton auquel de petits chalutiers se succèdent pour décharger leur pêche. Les cales sont bourrées d’une masse gélatineuse de tout petits poissons, crustacés, céphalopodes… La glace a fondu depuis le départ du port et l’état de fraîcheur de la cargaison laisse pour le moins à désirer. Des triporteurs emportent des paniers de plastiques remplies de cette marchandise nauséabonde (je reviendrai dans un prochain article sur la transformation des produits de la pêche en farines et nourriture pour les animaux).
Le soir, je veux aller boire un bière à la cantine près du port, où je prends parfois mon café du matin accompagné de beignets. C’est fermé. Le bar à pute à côté, lui, est ouvert : quatre filles, pas de clients. Je continue jusqu’au quai. Sous la halle, des tables, des chaises, une sono ont été installées. Une bonne centaine de personnes qui mangent, boivent, rient. Des couples dansent. Un docker que j’ai photographié quelques jours plus tôt me tend un verre de bière. C’est un mariage, m’explique-t-il. Un peu plus loin, je m’arrête devant la baraque où une faune d’habitués se retrouve autour de deux tables de billard. Ce soir, l’endroit a plutôt une allure de tripot. Une dizaine de mecs – quelques belles gueules de malfrats – jouent de l’argent à un jeu que je ne connais pas. Deux filles sont là pour tenir la cagnotte, donner ou lancer les dès… Le genre d’endroit où se négocient les achats/ventes des équipages de migrants. Je fais quelques photos, de l’extérieur, mais très vite un type me demande d’arrêter.
… à suivre