Où je parle de femmes (non, rien de graveleux), d’un village au bout de la plage, de farine de poisson, de poulets et de grippe aviaire.
Autres jours. Elles ne mettent jamais le pied sur les bateaux, mais une fois la pêche débarquée c’est une autre affaire. Des femmes, assises sur des tabourets, trient le poisson déversé en vrac sur le quai ou contenu dans des paniers. Des femmes regardent, soupèsent, évaluent, notent dans un calepin, négocient des prix. Une femme (et peut-être/sans doute d’autres), armateur, assiste au retour de ses deux bateaux de pêche à l’anchois. Des femmes, juste derrière le quai, tranchent des têtes, des femmes éviscèrent, des femmes écaillent, des femmes rincent à grande eau, des femmes traînent des paniers, des femmes découpent des filets. Des femmes, un peu plus loin encore, triment dans le climat polaire des usines de transformation des produits de la mer – beaucoup sont cambodgiennes, à Phattana Seafood elles étaient plus de 800, environ la moitié du personnel, et s’étaient toutes mises en grève quand la direction avait essayé d’amputer les primes de pénibilité d’emploi et de déduire 20 baths/jour (environ 50 centimes d’euro) de leur salaire pour les repas (c’était en 2011, elles avaient eu gain de cause).
Deux-tiers du poisson débarqué sur le port de Songkhla est transformé en farine. Les prises secondaires (voir épisode précédent) constituent l’essentiel du matériau de base que les minoteries vont cuire, presser, déshuiler, sécher et broyer.
La farine de poisson :
– Est utilisée dans l’aquaculture – près de la moitié de la farine de poisson produite dans le monde est consommée par des saumons, truites et autres crevettes d’élevage.
– Sert à l’alimentation des volailles et du bétail – il faut 5 kilos de poisson pour produire 1 kilo de farine et 5 kilos de farine pour produire 1 kilo de viande de bœuf.
– Entre dans la composition d’aliments pour animaux de compagnie, dont le marché est en pleine expansion.
Trois des neuf entreprises minotières installées à Songkhla absorbent l’essentiel des prises secondaires : Thaï Union Feedmill (11%), Betagro (17%) et, surtout, CP Foods (45%).
Village de Kao Seng, tout au bout de la plage. Une communauté de pêcheurs artisanaux. Du poisson sèche sur des claies. Des embarcations sont tirées sur le sable ou amarrées dans l’estuaire d’un petit cours d’eau. Des hommes bricolent un moteur. Le soleil est déjà haut. Des bouées, des cordages, des nasses, des filets. Un auvent. Des femmes, un hommes, des enfants ramendent des filets. Un autre auvent. Des hommes bavardent.
A côté du groupe Charoen Pokphand, dont CP Foods est une des branches, le Thaï Union Group (voir Cabotage n°13) ferait presque figure de menu fretin. CP Group est l’un des plus puissants conglomérats mondiaux. Présent sur les cinq continents, il emploie quelque 300.000 salariés, bénéficie de relations privilégiées avec la Chine et son président est l’homme le plus riche de Thaïlande. Outre CP Foods, géant de l’agroalimentaire, Chaoren Pokphand Group c’est aussi Seven Eleven et FreshMart (plusieurs dizaines de milliers de supérettes à travers le monde), True (important opérateur de téléphonie mobile en Asie), Crop Integration Business Group et Chia Tai (semences, fertilisants, pesticides), Perfect Companion Group (nourriture pour animaux de compagnie), CPPC (emballages plastiques et conditionnement de produits alimentaires, pour adultes, bébés et animaux), CP Land (immobilier) ou encore d’importantes participations dans les assurances (Ping Ang), la banque (HSBC), la construction automobile (Dayang Motors) et j’en oublie sûrement.
Derrière l’esclave se cache la forêt des mesures concourant, plus ou moins ouvertement, à la privatisation des océans, à leur rentabilisation à outrance dans une logique marchande. Le travail forcé – dont la Thaïlande n’a pas l’apanage (voir dernier bulletin du Collectif pêche et développement) – en est une conséquence, pas un vice inhérent aux patrons de chalutiers thaïlandais : ce ne sont pas tous des crapules et je suis prêt à parier que peu de capitaines amassent des fortunes – les distributeurs oui. Que les consommateurs des pays développés se mobilisent sur cette question : bravo ! Que leurs voix pèsent plus que celles de millions de pêcheurs – ou de petits paysans, de marins, d’ouvrières des entreprises de confection, de salariés des zones franches, d’employées de grandes surfaces – : ça témoigne en revanche du déficit démocratique d’un système qui nie le droit fondamental des travailleurs à se syndiquer et se défendre eux-mêmes, à décider que gonfler les profits d’actionnaires parasites ne constitue pas le but ultime de la société qu’ils veulent construire, à choisir quoi et comment pêcher/produire et pour qui, à… Ouais, bon, j’arrête là ou je vais finir par me prendre au sérieux.
A propos de CP Foods, j’ai retrouvé un article de GRAIN – Qui est le dindon de la farce ? –, rédigé à l’époque où la grippe aviaire faisait des ravages en Asie du sud-est. Extraits : « (…) CP est en fait presque partout présent là où la grippe aviaire s’est déclarée. En Thaïlande, base de l’empire de Charoen Pokphand, et pays où il a introduit pour la première fois ses systèmes de production verticalement intégrés, il est lié par contrats de production à environ 10 000 éleveurs, contrôlant la chaîne entière de production, de l’alimentation aux ventes de volaille au détail ». Et ça : « La souche mortelle H5N1 de la grippe aviaire est essentiellement un problème de pratiques d’élevage de volaille industrielles. Son épicentre se trouve dans les fermes d’élevage industriel de Chine et d’Asie du sud-est (…) son vecteur principal est l’industrie avicole multinationale extrêmement automatisée qui envoie ses produits et les déchets de ses élevages autour du monde par une multitude de canaux. Les petits éleveurs de volaille et la diversité biologique ainsi que la sécurité alimentaire locale qu’ils soutiennent souffrent sévèrement des retombées de cette crise. Et, pour aggraver les choses, les gouvernements et les organismes internationaux, suivant les hypothèses erronées sur la manière dont la maladie se répand et s’amplifie, continuent à prendre des mesures pour imposer le confinement et poussent à industrialiser davantage le secteur avicole. Dans la pratique, ceci signifie la fin de l’aviculture à petite échelle qui fournit la nourriture et les moyens d’existence à des centaines de millions de familles à travers le monde ».
Mais cela n’a ien à voir avec la pêche… ou si ?
… à suivre