Une nuit et un jour à naviguer dans le détroit de Malacca, à bord du ferry indonésien Kelud… et d’autres histoires (vraies) de pirates et de mafias.
Le Kelud, est un ferry de la compagnie nationale Pelni. Construit par les chantiers Meyer Werft (Allemagne) en 1998, il mesure 146 mètres de long pour 14 de large, jauge 15.000 tonneaux, file ses 18 nœuds, peut emporter quelque 2.000 passagers et une douzaine de containers. Une fois par semaine, il relie Jakarta au port de Belawan, au nord-est de l’île de Sumatra. Deux longs jours de navigation, avec escale dans les îles de Batam et Karimun. A Batam, le Kelud débarque à chaque voyage sont lot de migrants, venus de l’île de Java tenter leur chance dans l’Eldorado. Certains seront embauchés par une entreprise de la zone franche, les autres se contenteront d’un boulot de moto-taxi, d’un emploi dans un bar ou salon de massage pour singapouriens en goguette.
Embarquement. Du pont supérieur du Kelud, j’ai vue sur le port et la baie de Sekupang. Navires à l’ancre, va et viens des ferries, des bateaux-taxi, des remorqueurs. A l’ouest (soleil couchant) l’île de Belakang Padang : un repaire de pirates. A l’est, les silhouettes de navires en cale-sèche dans un chantier naval. Celui de Bandar Abadi Ship n’est pas loin…
Vendredi 18 septembre, un groupe d’hommes en tenue de camouflage, fortement armés, s’empare du porte-containers indonésien MV Sally Fortune alors qu’il s’apprête à reprendre la mer après un passage par le chantier naval de Bandar Abadi Ship. Selon des rumeurs véhiculées par la presse locale, le propriétaire se faisait tirer l’oreille pour régler la facture (le Sally Fortune était en réparation depuis juin 2014) et la police aurait refusé d’enregistrer sa plainte. Je n’ai rien trouvé de plus dans la presse anglophone, mais il y aura peut-être une suite dans les jours à venir.
A la nuit tombée, le Kelud s’écarte lentement du quai, cule, vire – cap Ouest-Nord-Ouest –, double Belakang Padang, s’engage dans le détroit de Singapour. Mer calme. Dizaines de feux de position de navires au mouillage ou en route.
Aux alentours de minuit, rapide escale devant l’île de Karimun – le Kelud n’accoste pas, les passagers qui s’arrêtent là sont emmenés à terre, entassés dans une grosse barcasse.
Le Kelud navigue maintenant dans le détroit de Malacca, passe entre l’île indonésienne de Rupat et Port Dickinson, en Malaisie. C’est dans ces eaux-là – vers la même heure et dans les parages – que des pirates s’emparent du pétrolier MS Joachim.
Ça se passe dans la nuit du 8 août 2015. Le MS Joachim, pétrolier battant pavillon singapourien, a quitté le port de Tanjung Pinang (île de Bintan / archipel de Riau) dans l’après-midi et fait route vers Langkawi, au Nord-Ouest de la Malaisie. Dans sa citerne, 3.500 tonnes de fuel. Peu de détails sur le déroulement de l’attaque : les hommes de quart sont pris par surprise. Une dizaine d’assaillants (au moins), armés. Le capitaine et un autre marin sont assez sérieusement tabassés, l’équipage séquestré, le Système automatique d’identification mis hors service – dernière position connue : environ 29 miles nautiques au nord de l’île indonésienne de Pulau Rupat. L’interruption du signal émis par le MS Joachim déclenche la procédure d’alerte. Le lendemain, vers 8h45, le pétrolier est localisé par une patrouille aérienne. Il est ancré à 14 miles nautiques de Tanjung Kling, le port de Malacca, en Malaisie. Les 3.500 tonnes de fuel (valeur estimée : 600.000 euros) ont été siphonnés. Le témoignage de l’équipage n’apporte pas grand chose à l’enquête. Le MS Joachim a été dérouté vers un lieu non identifié du littoral malaisien où les pirates disposaient d’une barge vers laquelle la cargaison a été transférée. « Le siphonnage de la citerne d’un pétrolier n’est pas une opération à la portée du premier venu », explique l’amiral Datuk Ahmad Puzi Ab Kahar, chef de la Malaysian Maritime Enforcement Agency (MMEA), qui attribue l’opération à un gang bien organisé, qui doit disposer de sources de financement (pour se procurer des armes, louer une barge) et de relais pour écouler sa marchandise.
A côté de la piraterie artisanale pratiquée par des personnes issues de communautés de pêcheurs, existent des organisations criminelles opérant à une toute autre échelle (voir : IRIS / Alexandre Besson / Questions maritimes en Asie du Sud-Est / Déclin et résurgence de la piraterie). Probablement liés aux Triades chinoises basées à Singapour et dans tout le sud-est asiatique, ces gangs planifieraient soigneusement leurs opérations, notamment grâce à des réseaux d’informateurs subornés (selon les cas) au sein des administrations portuaires, des compagnies maritimes, des équipages. L’hypothèse concernant d’éventuelles complicités de gardes-côtes indonésiens n’est pas exclue. Le recrutement des exécutants s’effectuerait souvent au coup par coup, parmi les pêcheurs du cru (appréciés pour leur savoir faire en matière de navigation et leur connaissance du terrain) et l’important volant de main d’œuvre constitué par les migrants n’ayant pas trouvé à s’embaucher (ou ayant perdu leur emploi) dans les entreprises de Batam.
… à suivre