Philippines 2015

Philippines

Carnet de reportage / Mindanao (15) Entrevue avec Aïda Seisa

Rescapée du « massacre de Paquibato » (14 juin 2015) Aïda Seisa se cachait depuis. Début août, elle a refait surface pour venir témoigner lors d’une séance du conseil municipal de Davao. Mais elle est toujours menacée et notre entrevue a eu lieu dans une maison sûre où elle vit recluse.

Aïda Seisa est dirigeante de l’Alliance des paysans du district de Paquibato (PADIPA) et secrétaire du KMP (la principale organisation paysanne des Philippines) pour la région sud de Mindanao. Dans la nuit du 13 au 14 juin dernier, l’armée mitraillait sa maison. Aïda, son époux et sa fille de 12 ans parvenaient à s’enfuir, mais trois militants indigènes qui lui avaient rendu visite ce soir-là étaient abattus – voir les épisodes (10) Paquibato, (12) Disparue et (13) Scène du crime de ce Carnet de reportage à Mindanao.

Restée cachée pendant plus d’un mois, Aïda Seisa réapparaît le 4 août quand elle se présente pour témoigner devant le conseil municipal de Davao (Davao Today, 04/08/2015 : Missing massacre survivor surfaces, recounts ordeal to city councilors). Cible probable de l’opération qui s’est conclue par le « massacre de Paquibato », Aïda continue de craindre pour sa vie, d’autant qu’elle est un témoin clé du drame. Lors de longues journées cloîtrée entre quatre murs, elle n’en finit pas de ressasser les événements dont elle garde des séquelles.
Lors de nos précédentes rencontre, en mai dernier, Aïda parlait un anglais basique mais tout à fait compréhensible et nous avions beaucoup discuté sans avoir besoin d’interprète. Cette fois, elle en demande un : « A présent, tout se mélange, je ne sais plus parler anglais… » Elle dit ça d’une voix où la tension est palpable et, pendant tout l’entretient – plusieurs fois interrompu par des crises de larmes –, elle parlera trop vite, trop fort et ses paupières ne cesseront de cligner nerveusement.

« Ce soir-là, je venais de rentrer d’une mission d’observation à Quimotod (un autre village du district de Paquibato). Nous avions prévu de fêter les anniversaires de mes filles et de mon mari – tous à la fois parce que ça coûte moins cher –, et nous avions invité des amis : le Datu (chef indigène) Ruben Enlog, Randy Carnassa et Oligario Quimbo, tous militants du mouvement paysan et indigène. Ma mère était là, aussi. Nous avons mangé, bu du vin de coco… La fusillade a commencé un peu avant minuit. Nous nous sommes jetés à plat ventre. Ruben et Randy Carnasa étaient touchés. Ma fille aussi, elle avait reçu une balle dans le bras. Randy a crié : « ne tirez pas, il n’y a que des civils ici ». Mais les coups de feu ont continué. Nous avons rampé sous le plancher de la maison (elle est bâtie sur pilotis d’une cinquantaine de centimètres). Mon mari tirait ma fille. Randy Carnasa nous a dit de filer, de ne pas s’occuper de lui, qu’il fallait que quelqu’un s’en sorte pour raconter ce qui s’était passé. Nous avons sauté la clôture, traversé la route à toute vitesse, puis nous sommes lancé dans la pente qui descend jusque dans la vallée. On courrait, on tombait, on roulait, on s’écorchait les mains, les genoux, les épines nous déchiraient a peau. Mon mari portait ma fille. Ma mère était restée là-haut, immobile sous le plancher. Les soldats ne l’ont pas trouvée jusqu’à ce qu’elle sorte de sa cachette, des heures plus tard.
Après, pendant six jours, nous n’avons pas cessé de nous déplacer, nous mangions surtout des noix de coco. J’ai pu emprunter un téléphone pour appeler Hanimay
(secrétaire de l’organisation de défense des droits humains Karapatan)…
Il n’y avait pas de guérilleros, ni chez moi, ni dans les alentours. Nous n’avions pas d’armes. Nous sommes des civiles et il n’y a pas eu d’affrontement. Alors, pourquoi ont-ils tiré ? C’est moi qu’ils (les militaires) voulaient. Ils veulent me tuer parce que je dénonce la militarisation de nos communautés et les violations des droits humains dont ils se rendent coupables. C’est moi qu’il voulaient… et à cause de moi mes amis ont été assassinés… Je me sens responsable de leur mort ».