Philippines

Métro Manille (12) L’hypothèse Carriedo

Nemo revit Haddock le lendemain mais ne lui parla pas des soupçons qu’elle nourrissait à l’égard d’Arsène. Elle avait apporté un livre.

Les « Aventures d’un Gentilhomme Breton aux Iles Philippines », déclama Nemo en sortant de son sac un ouvrage relié de cuir et visiblement ancien – dérobé à la Bibliothèque Nationale, confessa-t-elle sans la moindre honte.

Écrit par P. De la Gironnière, le bouquin fût publié en 1855, à Paris, précisa la jeune femme qui entreprit de traduire pour Haddock une anecdote contée par l’auteur dans son introduction.

Dans « Mille-et-un Fantômes », un roman d’Alexandre Dumas publié peu de temps auparavant, un des personnages principaux rencontre, aux Philippines, un certain P. de la Gironnière… Et c’est pour prouver au public qu’il existe réellement, que celui-ci décide de prendre la plume, « pensant (en outre) que des faits de la plus exacte vérité qui pourraient être attestés par quelques centaines de personnes présenteraient quelque intérêt, et seraient lus sans trop d’ennui par celui surtout qui désirera connaître les usages des peuplades sauvages parmi lesquelles l’auteur a séjourné ».

Haddock émit quelques grognements, se frappa la poitrine de ses poings et se lança dans une ronde burlesque à l’évocation des peuplades sauvages. Nemo rit, sauta quelques pages, enchaina.

« Ce qui distingue la métis chinoise tagale, ou espagnole tagale, c’est une physionomie piquante et singulièrement expressive. Sa chevelure, relevée à la chinoise, est soutenue par de longues broches en or, et surtout d’une richesse merveilleuse. Elle porte sur la tête, tout ouvert comme un voile, un mouchoir en fil d’ananas, plus fin que notre plus belle batiste; son col est orné d’un rosaire en corail, à gros grains, terminé par une large médaille en or. Une petite chemisette, transparente, de la même étoffe que le mouchoir, et qui ne descend que jusqu’à la ceinture, recouvre, sans la cacher, sa poitrine, que n’a jamais emprisonnée le corset. Au-dessous, et à deux ou trois doigts du bord de la chemisette, est attaché un jupon bariolé de couleurs éclatantes imitant le madras; par-dessus ce jupon, une large ceinture en soie brillante enveloppe et serre le corps de manière à en laisser voir les formes, depuis la ceinture jusqu’au genou. Son pied blanc et délicat, toujours nu, est chaussé d’une petite pantoufle brodée, qui ne recouvre absolument que l’extrémité des doigts.
Rien de charmant, de coquet et de provocateur comme ce costume, qui excite, au plus haut point, l’admiration des étrangers.
Aussi les métis tagales et chinoises savent si bien l’effet que produit sur les Européens cette toilette déshabillée, que pour rien au monde elles ne consentiraient à la modifier. »

Haddock était enchanté, il fit promettre à Nemo de photocopier les gravures qui illustraient l’ouvrage afin qu’il put les intégrer dans son propre travail, et l’aurait bien écouté lire à haute voix d’autres extraits des Aventures d’un gentilhomme, si sa nouvelle amie n’avait pas refermé son bouquin et dit qu’un truc la turlupinait.
Quoi donc ? s’enquit Haddock.
Carriedo, répliqua Nemo.
La station de métro ? avança Haddock qui ne pigeait que dalle.

Carriedo, Francisco de son prénom (1690-1743).
Arrivant aux Philippines à bord du Santa Familia, en provenance de Mexico, il s’y maria.
Rendu riche par le négoce des galions Manille-Acapulco, il légua, à sa mort, la somme de 10.000 pesos à une fondation ad hoc (tiens encore un !), chargée de les faire proliférer, en investissant dans les sus-mentionnés galions, jusqu’à ce qu’ils fussent assez nombreux (les pesos) pour financer la construction d’un réseau d’alimentation en eau potable pour la ville de Manille.
Rien que ça !
Il imposait en outre – le testament de Don Francisco – que l’oseille fût conservée dans une cassette fermée par trois clés, remises à trois notables de la ville qui en auraient la garde.
Et le magot fructifia : 250.000 pesos en 1762… année que choisirent les anglais pour s’emparer de Manille et imposer aux vaincus une rançon qui fut prélevée sur le Fond Carriedo.
Déterminés, malgré ce coup dur, à mener à bien leur mission, les légataires de Don Francisco recommencèrent à accumuler pesos après pesos, obstinément, mais le commerce des galions avait pris fin – le dernier voyage eut lieu en 1812 – et ce n’est qu’en 1882, la ville mettant la main à la poche, que les travaux purent enfin commencer, dotant Manille de son premier réseau d’eau potable.
Ouf !

Tirer le portrait, ces photos, un coup, dans le tas, au jugé, tirer plus vite que son ombre, tirer des bords, tirer d’abord et parler ensuite… si l’on s’en tire on s’tire !
Rien à tirer – enseignement, conclusion, profit, vers du nez – de ce texticule ridicule, se contenta de hausser les épaules Nemo.

Haddock, qui avait écouté sans moufter, dit alors qu’il ne voyait là nul motif à turlupinade – ou turlupinude, turlupiture, il ne savait pas.
ET OU SONT PASSE LES TROIS CLES ? articula Nemo en détachant bien chaque syllabe.
Pfff… reconnut Haddock.
Ah ! triompha Nemo.
… capitula Haddock.
Mais leurs deux téléphones, qui se mirent à vibrer simultanément, ne laissèrent pas à Nemo le loisir de développer son Hypothèse Carriedo : un SMS d’Arsène les convoquait d’urgence pour une réunion de crise.

à suivre…