Philippines

Métro Manille (10) Black Naze

Elle te demande si tu la reconnais et tu dis que bien sûr, que si elle veut bien se donner la peine d’entrer, que t’as pas grand chose à lui offrir à boire mais peut-être encore un sachet de café soluble et que tu peux faire chauffer de l’eau…

Mais tu vois bien qu’elle ne t’écoutes pas, que tout ce qui l’intéresse c’est la feuille de Canson, format A2, maintenue par quatre pinces à linge sur le contreplaqué qui te sert de planche à dessin.
Mais tu demandes quand même comment elle t’as retrouvé.
Elle te répond Arsène.
Arsène ?
Ben celui du plan, du métro, du plan du métro dans la peau, elle te dis, un peu agacée qu’il faille tout t’expliquer.
Ah… tu savais pas qu’il s’appelait Arsène.
C’est pas son vrai nom, elle te dis.
Et t’as un peu de mal à suivre mais tu veux pas l’ennuyer avec tes questions, et tu parles de ton travail, tu dis que le dessin, sur la table, c’est une partie seulement…
Et là, tu sens que t’as réussi à capter son attention, alors t’expliques.
Le trait jaune qui barre presque verticalement la feuille – tu montres – c’est la ligne 1 du LRT, elle passe au dessus de la Pasig River en venant de Baclaran et continue en haut vers Monumento – le fleuve tu l’as figuré en bas de la feuille, caca d’oie parce que c’est la couleur de l’eau – avec la station Carriedo ici et là Doroteo José.
Elle hoche la tête et t’enchaînes sans reprendre haleine pour pas risquer de rompre le charme.
Parallèle au métro, c’est le boulevard Quezon, les jeepneys, les embouteillages, et à droite le quartier musulman, les échoppes de textiles, la Mosquée D’or – mais c’est juste une ébauche, tu t’excuses, pour les détails, tu fignoleras plus tard.
Elle est tout près de toi.
De l’autre côté du boulevard, entre le marché et l’église de Quiapo, juste à côté d’un marchand de poisson, tu dis que c’est chez toi.
Elle te sourit.
Sur la partie gauche de la feuille, tu continues, c’est Binondo, Chinatown, les enseignes en mandarin, les bijoux en or, les dragons qui sortent dans les rues pour le nouvel an chinois, les pétards, les feux d’artifices.
Et ça ? elle te demandes en pointant du doigt une inscription au crayon – « BLACK NAZ. » – qui occupe un espace encore vierge au centre de la feuille.
Ce sera le Black Nazarene, tu dis, le saint de Quiapo, et tu racontes.

L’histoire commence en 1606, quand une statue représentant le Christ en croix et commandée par les frères Augustins pour leur chapelle des Recollets, est embarquée au Mexique sur l’un des galions qui font, une fois l’an, le long voyage Manille-Acapulco-Manille. Les traits de l’icône n’ont rien de négroïde, mais voilà que, en cours de traversée, un incendie se déclare à bord. Le sinistre est maîtrisé avant d’avoir provoqué d’avaries majeures mais, cloué sur sa croix, le malheureux Nazaréen manque de peu, lui, d’être brûlé comme un hérétique, et conservera de l’incident une belle couleur de bois calciné.
Une fois à Manille, la sculpture, désormais bronzée à perpétuité et connue sous le nom de Black Nazarene, est d’abord hébergée à l’intérieur de l’enceinte fortifiée de Manille – Intramuros –, puis transférée dans l’église de Quiapo en 1787. De nombreux miracles lui ont, depuis lors, été attribués, sa renommée n’a cessé de grandir et posséder une serviette ou un mouchoir ayant servi à essuyer le visage du Nazaréen couleur café est gage de chance, prospérité, santé. Aussi, durant la deuxième semaine de janvier, les processions vont-elles crescendo et, le 9 de ce mois, une foule immense – 4 millions de personnes en 2013 –, venue des îles les plus lointaines de l’archipel, se presse autour du cortège commémorant le transfert du Christ Noir de la chapelle des Recollets à Quiapo.

Et tu te tais.

Les photos qui accompagnent ce chapitre ont été prises lors des fêtes du Black Nazarene de 2010 et 2012 et lors du Nouvel An chinois de 2010.

Elle te dis que finalement elle prendra bien une tasse de café, et pendant que tu fais chauffer l’eau elle te raconte qu’on vénère aussi un Black Naze, au Panama – le Cristo Negro –, et que c’est un drôle de saint pas très catholique, patron des voleurs et des prostituées.
Avec du sucre ? tu demandes quand l’eau est chaude, et elle te dis oui et que le Che, quand il était jeune, a vendu des images pieuses à l’effigie du Cristo Negro dans les rues de Guatemala Ciudad.
Guevara ?
Ernesto hasta siempre, elle te confirme.
Et ça te fait vraiment plaisir, à toi qui, entre deux tatouages, débites des T-shirt avec un Black Nazarene rajouté au pochoir.
Et tu décides alors de faire confiance à cette fille.

à suivre…