Après l’échec de la chasse à l’homme qui a mobilisé pas moins d’un hélicoptère de la gendarmerie, une vedette garde-côte et le GIGN, le commissaire Bossenec décide qu’il est temps de reprendre la main et convoque Dujardin, les Untels et le colonel Pak à bord de son voilier – un cotre baptisé Colombo – amarré dans le port de Lablonde-les-Morts.
Bossenec est breton, carré, rugueux, grisonnant et moins con qu’il n’en a l’air. Promu commissaire à Lablonde-les-Morts – un poste tranquille mais sans avenir – dans la dernière ligne droite d’une carrière insipide, il s’emmerde trop souvent pour ne pas apprécier le divertissement inespéré offert par cette affaire de squelette coréen et de couple en cavale – affaire qu’il subodore explosive (le débarquement des alliés américano-coréens et le parachutage du bellâtre de la DGSE sur son territoire sont là pour le confirmer), pleine de ramifications souterraines et dans laquelle les méchants ne sont peut-être pas ceux que l’on croit. Bien qu’il ait peu goûté de se retrouver coincé sous son propre bureau les quatre fers en l’air, Bossenec, plus qu’à l’agresseur, attribue la responsabilité de cette humiliation à ceux qu’il soupçonne d’avoir occulté des informations susceptibles de le mettre en garde. Car le commissaire n’est pas dupe : il devine que les « partenaires » qui lui ont été imposés, tous autant qu’ils sont, ne disent pas le quart de la moitié de ce qu’ils savent.
– Et pas seulement à toi, lui souffle son petit doigt.
Alors que le gauche est peu loquace, l’auriculaire droit de Bossenec est un bavard impénitent, qui ne manque pas une occasion de donner son avis sans qu’on le lui demande. Le commissaire s’y est habitué et admet que le pipelet sait à l’occasion se montrer perspicace.
– Si les secrets filtraient par l’anus, poursuit le doigt disert tandis que son pendant mutique explore consciencieusement non l’orifice en question mais le conduit auditif gauche du pandore armoricain, plutôt que desserrer les fesses les gringos comme l’asiatique se résoudraient à l’occlusion intestinale.
– Continue…
– La partie se joue à quatre Bossu [1], voire cinq joueurs – les deux ricains ne font-ils qu’un ? je n’en suis pas si sûr – et chacun pour sa pomme. Passe devant : le premier te poussera dans l’escalier, tourne le dos : le deuxième y plantera un poignard, aide le troisième à traverser le gué : il t’enfoncera la tête dans l’eau crasseuse du marigot.
– T’oublies le quatrième.
– Le guignol de la DGSE ? Non, lui est inoffensif : un coup de brosse à reluire et le v’la dans ta manche, celle où tu planques tes atouts.
Bossenec grimace, renifle puis essuie sur son pantalon le cérumen collecté par son appendice taiseux. Modeste fonctionnaire de province, il est bien conscient que d’atouts dans la manche, il n’en a pas bézef.
– Lablonde-les-Morts est ton territoire, lui rappelle le babillard, les autres doivent en tenir compte.
Bossenec le sait et c’est pour le signifier à ses interlocuteurs qu’il a convoqué cette réunion chez lui, à bord du Colombo, et fait poser les scellés sur le casier qui, à la morgue, contient les ossements du savant remonté d’entre les âmes des marins perdus en mer.
Warrior Academy Research & Manufacturing
Le léger mouvement, imprimé au bateau par un bipède marchant sur la passerelle, interrompt le dialogue du commissaire et son conseiller. Un instant après le visage lunaire du colonel Pak s’encadre dans l’ouverture du roof, sur ses talons le couple de ricains déboule à bord du Colombo avec la discrétion d’une division blindée et Dujardin les suit, dans la foulée. L’acteur méconnu a dû parfaire son bronzage aux UV pendant la nuit. Il jette un regard circulaire sur la minuscule cabine : des photos du professeur Yoon, Galina et Gros Mérou sont punaisées aux parois et des post-it collés un peu partout, mais c’est le miroir de camping, accroché à un clou au-dessus d’un lavabo d’angle en inox, qui retient son attention et il ne résiste pas à la tentation de vérifier la position d’une mèche faussement rebelle et passer la main sur son menton précisément mal rasé. Le moral boosté par son reflet, Dujardin prend place à côté du colonel Pak.
– Café ?
Bossenec n’attend pas la réponse, remplit les cinq tasses posées sur la table, tire d’un coffre une bouteille de calva qu’il laisse à disposition de chacun et s’assied sur un tabouret, en bout de table et à contre-jour.
– Messieurs, j’attends de vous que rien de ce qui concerne cette l’affaire ne soit laissé dans l’ombre, que la totalité des informations dont chacun dispose soit portée à la connaissance de tous.
Il se tourne vers les Untels tassés sur une banquette trop étroite pour leurs imposantes carcasses.
– Nos « amis d’outre-atlantique » auraient-ils l’amabilité d’ouvrir le bal ?
Les Untels s’interrogent du regard et entonnent à l’unisson :
– At the very beginning…
Ils s’interrompent, nouvel échange de regards, avec froncement de sourcils cette fois.
– Go ahead…
– No you…
– Décidez-vous messieurs, mais en French, please.
– Okay…
– Bon, d’accord…
L’Untel au gaulois mâtiné d’intonations texanes s’y colle.
– Une plainte déposée par une société de droit privé, la WARM Co, pour rupture de contrat, violation du secret industriel et vol de matériel, a motivé l’ouverture d’une enquête, confiée au FBI par l’administration américaine.
Son collègue hoche la tête en signe d’approbation.
– En dépit de tous nos efforts, les suspects n’ont pu être appréhendés et leur piste nous a conduit jusqu’à Lablonde-les-Morts… où ils nous ont une fois de plus filé in extremis entre les doigts.
– Pourriez-vous être plus précis quant au domaine d’activité du plaignant et l’identité des suspects ?
– Sur la première partie de votre question, je regrette, mais la WARM Co (Warrior Academy Research & Manufacturing) travaille sur des sujets sensibles qui relèvent de la sécurité nationale des États-Unis d’Amérique : secret défense.
– Ouais, grogne le commissaire, je vois…
Bossenec voit surtout que le ricain est en train de l’enfumer…
– Sur l’identité du couple en cavale, nous savons que la femme est une ressortissante ukrainienne, qui a bénéficié d’une bourse d’étude à l’Université de Harvard, et que l’homme est un sud-américain ayant résidé plusieurs années en Corée du Sud. Comme vous avez pu le constater, lors de sa petite démonstration dans votre commissariat, il fait preuve de compétences qui ne sont pas celles d’un civil ordinaire et les techniques utilisées par le couple pour déjouer notre traque sont celles de professionnels du renseignement. Nous sommes cependant certains qu’ils ne travaillent ni pour les russes, ni pour les chinois, ni pour aucune agence répertoriée. Avons-nous affaire à des électrons libres, des free-lance de l’espionnage industriel et quelles sont leurs motivations ? Ceci reste une énigme.
Silence songeur, chacun plonge le nez dans sa tasse.
– Qu’en pensez-vous Dujardin ?
– Hum… euh… hé bien je… je reprendrais bien une goutte de votre excellent arabica…
Ce n’est pourtant pas sa faute, à Dujardin, si la DGSE l’a envoyé au charbon les yeux bandés, lui ordonnant de collaborer – tout en restant vigilant – avec des agents de pays amis.
– Ce que j’en pense, hum… parlons peu parlons bien…
Dujardin vide sa tasse et se jette à l’eau :
– Horatio, ou devrais-je dire feu le professeur Yoon, me semble un squelette digne de confiance dont je n’ai aucune raison de mettre la parole en doute. Je comprends bien que son assignation à résidence dans un casier de la morgue répond à un souci légitime d’assurer la sécurité d’un témoin capital. Cependant, puisqu’on me permet d’émettre un avis et sans prétendre vous donner d’ordre, commissaire, je suis partisan d’envoyer quérir ce brave sac d’os – ha ! ha ! excusez la plaisanterie – pour entendre ce qu’il pourrait nous dire.
– Merci pour votre inestimable collaboration, Dujardin, nous y songerons sans faute pour notre prochaine réunion.
Dujardin remercie d’un hochement de tête modeste, Bossenec se tourne vers le coréen.
– Colonel Pak ?
Tous les chemins mènent à Lablonde-les-Morts
– Avant de me lancer dans un récit dont le personnage principal – n’en déplaise à mon honorable collègue – ne pourra nous être d’aucun secours, je reprendrais bien, moi aussi, un peu de café.
Ce disant il consulte rapidement ses notes, puis savoure une gorgée de noir fumant avant d’attaquer d’une voix posée :
– Le professeur Yoon Young-Jae était une personnalité polémique. Après avoir été encensé comme l’un des chercheurs les plus prometteurs de son temps, il fut voué aux gémonies et considéré comme une sorte de Docteur Frankenstein, puis se retira pour vivre en ermite dans une modeste pension des Ardennes où l’attendait la triste fin que nous connaissons tous. C’est ici que je reprendrai le fil de l’histoire…
– Permettez colonel, intervient le commissaire, l’ignorant que je suis n’avait, avant cette semaine, jamais entendu parler de votre défunt savant, un rappel concernant sa « période Frankenstein » ne serait pas superflue : où se trouvait-il alors ? à quel type d’activité s’adonnait-il ? qu’est-ce qui a motivé sa soudaine retraite ?
– Hé bien, justement… euh… nous-mêmes manquons cruellement d’informations fiables relatives à ces années-là…
– Mouais…
Bossenec n’a pas l’air convaincu. L’Untel qui n’a pas encore pris la parole fait mine d’intervenir, un coup de genou de son partenaire l’en dissuade. Le commissaire n’en perd pas une miette.
– La soudaine disparition du prof. Yoon, reprend le colonel, ranima chez nous un vieux débat. Toutes sortes d’hypothèses furent alors évoquées et la résolution de l’énigme, grâce à la découverte du cahier et d’une partie des restes de la victime dans une propriété de Crénom-la-Coquette, ne suffit pas à calmer toutes les inquiétudes. Nos services sollicitèrent alors l’autorisation d’avoir accès aux éléments d’enquête et consultèrent le fameux cahier. Une note – « Hier, visite DD, mérite réflexion » – datée de la semaine précédent l’enlèvement du professeur nous mit la puce à l’oreille. C’était mince, rien ne disait que ces quelques mots eussent le moindre rapport avec le kidnapping de Yoon, mais c’était notre seule piste. Qui était DD ? Nous sommes partis de l’hypothèse que le visiteur inconnu n’était pas coréen – sa présence dans la région ne serait pas passée inaperçue – mais plutôt un de vos compatriotes. Nous avons alors fouillé dans les relations du professeur, consulté les listes de personnes étrangères ayant suivi ses cours ou assisté à l’un de ses nombreux séminaires. Aucun des noms régurgités par nos ordinateurs ne correspondait aux initiales DD. Modifiant le postulat de départ, nous nous sommes alors demandé si l’une des initiales ne correspondrait pas à une profession : la médecine venait aussitôt à l’esprit. Docteur ? Nous avons relancé la recherche et cette fois : bingo ! Un certain Docteur Dinteville s’était, quelque trois décennies auparavant, inscrit à un séminaire du professeur Yoon et officiait aujourd’hui à Lablonde-les-Morts. Hélas, quand nous allâmes frapper à sa porte, il avait disparu sans laisser d’adresse. En accord avec les autorités de votre pays, nous avons toutefois maintenu une surveillance discrète autour de son ancien cabinet, au cas où le médecin referait surface. Mais c’est par le plus grand des hasards que, répondant à l’invitation de ressortissants coréens ayant acquis et transformé en maison de vacance un ancien domaine viticole situé sur le territoire de Lablonde-les-Morts, j’assistais à la découverte des ossements manquants du professeur.
– Ossements que vous avez aussitôt identifié, sans risque d’erreur… Ne trouvez-vous pas extraordinaire, messieurs, la convergence entre deux enquêtes qui n’ont, à vous entendre, rien en commun ?
Le colonel Pak ne relève pas, les Untels haussent les épaules en signe d’incompréhension, Dujardin se redresse :
– Je me permets d’insister sur l’intérêt d’entendre celui qui constitue le seul lien connu entre les différents protagonistes de l’affaire : notre hôte de la morgue.
– Brillant, Dujardin, vraiment…
Puis revenant au colonel Pak, le commissaire insiste :
– Ce Dinteville, au fait, l’avez-vous retrouvé ?
… à suivre
[1] Le patronyme Bossenec vient du breton « bosenneg » : bossu.