France

Fiction

L’âge du capitaine (12) L’Ile

En se réveillant dans ce qui ressemblait à un bloc opératoire, Gros Mérou s’imagina tout d’abord être tombé dans un remake des Voyages de Gulliver mais, même si Galina se révéla bientôt une géante plutôt sociable, c’était pire…

Paf ! paf ! paf ! et paf ! elle y allait de bon cœur la Poulette…
Galina se gausse.
– Petite nature, va !
Dans le salon du Lupanar, Pilou, l’équipage au grand complet, les deux passagères et mézigue attendons tous la suite du récit de Gros Mérou, mais c’est Galina qui prend le relais.
– J’avais fini par apprendre que l’île où nous nous trouvions appartenait à une société appelée la WARM Co (Warrior Academy Resarch & Manufacturing), elle-même filière d’un consortium aux ramifications intraçables qui transitaient par divers paradis fiscaux, avait des accointances avec le crime organisé russe, nigérian, coréen… et sous-traitait volontiers pour le Pentagone, la CIA et peut-être, mais je n’en suis pas sûre, les chinois…
Dans l’univers clos de son laboratoire, Galina se cantonnait aux tâches qu’on lui attribuait, évitant de poser trop de questions. Elle expérimenta ainsi, sur des cobayes plus ou moins consentants – on parlait ici de « prototypes de combattants aux performances augmentées » – des traitements visant à accroître leur résistance à la douleur ou réduire leur besoin de sommeil. Elle testa différents modèles de Stimulateurs Magnétiques Trans-crâniens (SMT). Uni ou multidirectionnels, d’ambiance ou spot, constitué d’un boîtier émetteur télécommandé ou d’un nano-émetteur greffé sous la boîte crânienne… tous étaient destinés à induire une réaction déterminée chez un individu ciblé ou une foule indifférenciée. L’étude conclut à une meilleure acceptation des comportements souhaités quand ils sont suggérés plutôt que formulés comme des ordres : ne dites pas « tuez cet homme », mais plutôt « ne pensez-vous pas qu’éliminer cette menace potentielle contribuerait grandement à améliorer vos chances de survie ? ». La difficulté consistant, dès lors, à trouver le juste équilibre entre l’injonction péremptoire – trop brutale – et la formulation argumentée en trois parties (introduction, développement, conclusion), notes en bas de page et bibliographie – évidemment trop longue. Galina dût aussi appareiller en nano-gadgets sophistiqués des agents secrets 2.0 qui qualifiaient les spécimens de la génération précédente (celle des doubles 0) de préhistoriques. Les dents sur pivot dissimulant une micro-puce d’une capacité de stockage de plusieurs tétra-octets, ou les lentilles de contact qu’une simple pression sur la paupière faisait basculer en mode « vision nocturne » ne présentaient pas de risque grave pour l’utilisateur, d’autres babioles high-tec, en revanche, comme les oreillettes télépathiques, provoquèrent chez les cobayes qui en furent équipés de sévères dommages collatéraux.
– Les oreillettes télépathiques, explique Galina, permettent de lire dans les pensées des personnes présentes dans un rayon de cent mètres, déceler ainsi la présence d’ennemis invisibles et anticiper leurs comportements.
En dépit de leur indéniable efficacité sur le théâtre des opérations, les oreillettes furent cependant retirées de la panoplie du fantassin connecté après que plusieurs d’entre eux eussent sombré dans la dépression, certains allant même jusqu’au suicide.
– Prendre conscience du regard que leur entourage portait sur eux constituait généralement le premier choc, raconte Galina, le coup de grâce venait des commentaires de leur légitime comparant les attributs du mari et de l’amant et des plaisanteries sur l’usage qu’elles en faisaient.

Avec l’idylle vint la confiance

Rares étaient les personnes autorisés à aborder l’Île.
– Je peux compter sur les doigts de la main les élus qui ont visité le laboratoire. Ils ne frayaient pas avec le personnel et se résumaient, pour moi, à une silhouette entraperçue derrière une cloison de plexiglas, un regard…
Galina se fige.
– Ça y’est ! ça me revient…
– Quelque chose que t’as mal digéré ?
– Votre Monsieur Mystère, votre stagiaire inconnu… Je savais bien que sa tête me disait quelque chose. Lui ne m’a certainement pas remarquée, mais moi… Un regard comme ça, qui te glace jusqu’à la moelle des os, ça ne s’oublie pas. On murmurait qu’il s’agissait du Grand Manitou en personne.
– Hum, réfléchit Pilou, en tant que directrice de stage, je vais très bientôt convoquer cet oiseau-là dans mon bureau, mais entendons d’abord la fin de ton Odyssée : j’adoooore les histoires d’amour en je sens qu’il y en a une sur le feu.
Il ne se trompe pas, mais elle sera déçue.
– Mon dernier cobaye – ce Petit Mérou là – ne m’arrivait qu’à l’épaule mais savait y faire et… bref : ce qui devait arriver arriva.
– Des détails, exige Pilou.
– Privé : y’a rien à voir.
Intraitable, Galina refuse de soulever un coin du drap.
– Avec l’idylle vint la confiance, conclut-elle, puis la complicité.
Ni l’un ni l’autre n’avaient l’intention de faire de vieux os sur cet îlot diabolique. Et ils ne tardèrent pas à élaborer un plan de fuite.

Gros Mérou n’avait cependant pas renoncé à tirer au clair les circonstances de la mort de Bada. Ce que lui avait appris Galina confirmait que la clé de l’énigme se trouvait de l’autre côté des cloisons étanches séparant le laboratoire où opérait Galina des autres départements de la base. Mais comment y pénétrer ? Le système de verrouillage de portes séparées par des sas s’avérait inviolable.
– C’est par la mer qu’il faut passer, décréta Gros Mérou.
Plus facile à dire qu’à faire ! Le périmètre de l’île était ceinturé d’une double clôture électrifiée, l’espace entre les deux était truffé de mines, de capteurs de mouvements ultrasensibles et de caméras thermiques. Même les employés de la société chargée du ravitaillement de la base n’étaient pas autorisés à débarquer. Leur bateau s’amarrait au pied d’un haut mur de béton percé, un peu au-dessus du niveau de la mer, d’un puits incliné où l’équipage déversait sa cargaison. Le puits, en forme d’entonnoir, menait à une sorte de hachoir industriel, lequel broyait menu les quartiers de bœuf, poulets, légumes, spaghettis, canettes, conserves et surgelés qui venaient alors remplir les cartouches d’une imprimante 3D. Celle-ci démarrait automatiquement et restituait aux marchandises leur forme originale.
– Voilà la faille…
L’expérience n’avait jamais été tentée avec un être humain, vivant de surcroît, mais il n’y avait pas d’autre solution et…
– Ça devrait marcher, estima Gros Mérou.
Ils firent et refirent cependant plusieurs fois leurs calculs – ils n’avaient pas droit à l’erreur – : la machine mettait 12 secondes à imprimer un kilo de côte à l’os à partir de son équivalent en hachis, Gros Mérou pesait 72 kilos, il fallait donc compter 14 minutes 40 secondes pour sa reconstitution, or il pouvait passer quarante-huit heures en apnée et avait appris à contrôler son rythme cardiaque jusqu’à le faire descendre à trois pulsations par heure… ce qui laissait une marge de 5 minutes et 20 secondes entre deux battements de cœur.
– C’est ric-rac mais jouable.

Une sorte de hachoir industriel

Gros Mérou était quand même un brin tendu en se laissant glisser dans l’énorme entonnoir. Mais l’imprimante entra en action sans coup férir et chaque passage du chariot ajoutait une nouvelle couche à l’homme-grenouille qui reprenait lentement forme. Il put bientôt remuer ses doigts et l’impression était presque achevée quand la machine se bloqua sans crier gare : un technicien, constatant quelque dysfonctionnement de la connexion Internet, avait décidé de rafraîchir le système et coupé le courant. Rien à faire sinon croiser les doigts – lesquels avaient heureusement retrouvé toute leur dextérité – en espérant que ça ne dure pas trop longtemps.
Mais ça durait. Une minute, deux minutes… cinq minutes, cinq minutes et dix secondes…
– Ouf ! soupira Gros Mérou quand l’imprimante redémarra.

Dans les tiroirs et les ordinateurs du département « génétique », il trouva les informations qu’il était venu chercher : l’oursin tueur avait bien été conçu ici, avant d’être transféré à la base de Jeju pour expérimentations complémentaires. Il téléchargea tout ce qu’il put glaner comme informations confidentielles sur une clé USB et, avant de repartir, introduisit un virus à démarrage différé dans la base de donnée de la compagnie : lorsqu’elle se réveillerait, la bébête paralyserait et détruirait irrémédiablement les disques durs infectés. Quitter les lieux ne présenta aucune difficulté. Les maîtres de l’île étaient si confiant dans l’inviolabilité de leurs défenses qu’ils ne s’étaient pas préoccupé d’en contrôler les sorties. Un portier en livrée lui ouvrit la porte blindée qui menait à l’embarcadère…
– Monsieur veut-il que je lui commande un bateau-taxi ?
– Merci mon brave, mais je vais nager un peu : prendre l’eau me fera du bien.
– Comme Monsieur désire…

Quand il la rejoignit, Galina fit remarquer à Gros Mérou une erreur d’impression : la machine avait inversé ses oreilles gauche et droite.
– Broutilles !
Une bénigne opération de chirurgie esthétique réglerait ça en temps voulu et, pour l’instant, ils avaient d’autres chats à fouetter. L’intrusion de Gros Mérou en zone interdite venait d’être signalée, des lampes rouges clignotaient un peu partout et une sirène poussait sa beuglante.
– Allez, on s’casse !
Ils maîtrisèrent et ficelèrent deux gardiens, auxquels ils empruntèrent leurs jet-skis et mirent cap au large. Au même instant, une escouade de mercenaires armés jusqu’aux dents se ruait sur le ponton où était amarré une vedette rapide équipée de quatre tubes lance-torpilles, un canon de 20mm et une mitrailleuse lourde. Ils n’eurent pas le loisir de s’en servir car le bateau, préalablement piégé, explosa quand le pilote mit le contact. Restait encore l’hélicoptère Apache stationné dans son hangar, mais personne ne songeait plus à prendre en chasse les fuyards : des Stimulateurs Magnétiques Trans-crâniens judicieusement disposés et programmés par Galina diffusaient dans toute la base un message subliminal suggérant « ne feriez-vous pas mieux de danser la salsa ? » et le personnel, des officiers aux cuistots, se déhanchait à qui-mieux-mieux.

Les évadés n’étaient cependant pas au bout de leurs peines : une tempête tropicale menaçant de virer au typhon approchait et, chevauchant sur leur destrier, ils fonçaient droit dans l’œil du cyclone.

… à suivre