Au début de cet épisode, Dujardin est assis à côté du pilote, dans le cockpit de l’Alouette de la gendarmerie qui a décollé sitôt l’alerte donnée. Derrière, les Agents Untel et Untel ont le nez scotché à la vitre. Le commissaire n’a pas jugé utile de les accompagner et le coréen rumine sa honte.
Dujardin, ça ne vous dit rien ? Non, je m’en doutais. Dujardin n’est pourtant pas un nouveau venu dans cette histoire : c’est la barbouze que Gros Mérou a dérouillé dans le commissariat. Et Dujardin, présentement, alors que l’hélico survole une plage naturiste où quelques rares baigneuses font de la résistance et détournent l’attention des Untels de leur objectif immédiat : retrouver la trace des fugitifs, Dujardin est maussade.
Pourquoi est-il maussade, Dujardin ? Demandez-moi plutôt comment ne le serait-il pas, tant il a de raisons de l’être, maussade, Dujardin.
– Ah ça oui, que j’en ai des raisons d’être maussade, grommelle Dujardin comme pour confirmer ce que je viens d’écrire.
Et, au lieu de concentrer son attention sur le littoral, il laisse son regard baguenauder vers le ciel, s’attarder sur les nuages qui s’effilochent, vagabonder dans le sillage rectiligne des avions, spéculer sur leur lente dilution…
Crever l’écran
Il voulait être acteur, Dujardin, interpréter des rôles de justicier, de beau ténébreux ou de barbouze – genre ceux qui flinguent à tout va, tombent les filles comme des mouches, envoient leurs adversaires au tapis d’une pichenette et rajustent leur nœud pap’ sans jamais se départir d’un flegme britannique. Il était convaincu d’être taillé pour ça, Dujardin, d’avoir la gueule de l’emploi.
– J’suis plutôt beau gosse, non ? demandait-il tous les matins à sa psyché.
Il n’en attendait pas de réponse, le mutisme du miroir le satisfaisait :
– Qui ne dit mot consent.
Puis il peaufinait sa barbe de deux jours, arrachait à la pince à épiler quelque pilosité disgracieuse dans ses oreilles ou ses narines, prenait des poses mettant en valeur un ou parfois deux biceps [1], s’essayait à dégainer un pistolet imaginaire… C’était le meilleur moment de sa journée.
Las ! Le ciel lui tomba sur la tête quand il se présenta à un casting. Les candidats qui défilaient devant la caméra pour tourner un bout d’essai avaient trente secondes pour se présenter. Dujardin n’éprouvait pas le moindre trac.
– J’ai si souvent répété cette scène devant ma glace, pensait-il : démarche à la fois féline et décontractée, ton de voix légèrement narquois avec juste ce qu’il faut de résonances dans les graves pour provoquer de délicieux frissons chez ces dames, dosage parfait de provocation teintée d’un zeste d’ironie dans mon regard d’acier. Je vais crever l’écran !
A l’appel de son nom il fit un pas en avant et, les yeux dans l’œil de l’objectif, la main tendue vers un interlocuteur virtuel, articula dans un timing millimétrique :
– Dujardin… Jean Dujardin.
Mais il n’y avait personne en face pour lui donner la réplique et il resta la main inutilement tendue dans le vide.
– Coupez, merci, suivant.
Dujardin quitta le studio affligé d’un profond sentiment d’injustice, convaincu qu’une bande d’incultes complotait à gâcher sa vie, qu’un ramassis d’ignares s’acharnait à contrarier sa vocation. Il entra dans le premier bistrot venu, commanda un triple Ricard qu’il siffla cul-sec, fit signe au garçon de bisser. Il laissa son regard errer par la baie vitrée qui l’isolait du monde extérieur. De l’autre côté de la rue, une série de visages virils, bronzés, certains tartinés de crèmes de beauté « Camouflage n°5 de chez Troufion », le fixaient tandis que des légendes en gros caractères l’interpellaient : « J’ai soif d’aventure », « Je viens de loin et j’irai loin », « Devenez vous-même ! », « Vous faites quoi, ces trois prochaines années ? »… et en bas à droite, en plus petit, comme une évidence ou la signature de l’artiste : « Défense Nationale ». Dujardin comprit que le destin lui faisait signe.
Au centre de recrutement, il dut à nouveau décliner son nom.
– Dujardin… Jean Dujardin.
On l’affecta d’office au service de contre-espionnage.
Mais la vie de barbouze pour de vrai n’est pas du cinéma.
Et voilà que, pour sa première mission, son chef à la DGSE lui colle dans les pattes le duo Untel et un asiatique qui n’est pas plus directeur de colonie de vacances que vous ou moi.
– Collaborez sans réserve avec nos partenaires d’outre-atlantique, ayez à cœur de faire bonne impression au colonel Pak dont c’est la première visite dans notre pays. Je compte sur vous, Dujardin !
Depuis, les ricains le traitent comme un larbin et le coréen oppose à ses questions un sourire énigmatique.
La vie ne fait pas de cadeau
Après les plages situées à l’Ouest de Lablonde-les-Morts, l’hélicoptère explore la côte au relief tourmenté qui s’étend à l’Est de l’agglomération, tandis que Dujardin continue de broyer du noir.
– Ah ! La vie ne me fait pas de cadeau, se plaint-il in petto.
Et il masse son entrejambe encore douloureux, tâte son œil gauche à demi-fermé, séquelles de leur rencontre avec le coude ou le poing, à moins que ce ne soit la savate de Gros Mérou.
Encore, s’il n’y avait que ça…
– Ce sont les risques du métier, je m’en ferais une raison.
Mais ce qui le rend fumasse, alors là vraiment fumasse, Dujardin, c’est d’avoir le sentiment qu’on le mène en bateau. Et soudain il veut en avoir le cœur net, se retourne vers le duo Untel :
– Je peux vous poser une question ?
– Quoi ?
Il répète en haussant la voix, parce que vraiment ça le turlupine, mais avec le vacarme des rotors…
– Parlez plus fort, hurlent les Untels en stéréo.
– Allez vous faire foutre !
D’un même geste de la main portée en conque derrière l’oreille – droite pour Untel gauche, gauche pour Untel droite – assorti d’une grimace spontanément déchiffrable, le binôme signifie son incompréhension. Dujardin brandit sous leurs nez un majeur agressivement pointé vers le haut. Les amerloques haussent les épaules à l’unisson et retournent à leur poste d’observation. Dujardin à ses méditations moroses. Mais pas pour longtemps. Car les pensées de Dujardin, sans du morose virer au rose, ont pris un cours nouveau : il se concentre à présent sur l’improbable engrenage de faits et réactions en chaîne qui l’ont conduit jusque dans le cockpit de l’Alouette.
Tout débute avec la disparition inexpliquée d’un scientifique coréen au cours d’une chasse au sanglier dans les Ardennes. Dujardin en a lu un résumé, publié à l’époque – l’affaire remonte à quelques années – par Le Matin Ardennais. L’article était intitulé : « Mystérieuse disparition du professeur Yoon : la police va-t-elle jeter l’éponge ? »
Deux semaines après que le professeur Yoon Young-Jae, scientifique coréen mondialement connu, ait été porté manquant au retour d’une partie de chasse au sanglier dans le Parc naturel régional, la police ne dispose toujours pas de l’ombre d’un indice et toutes les hypothèses envisagées ont jusqu’ici débouché sur des impasses. Le professeur Yoon, qui s’est établi dans notre région depuis environ six mois, se serait-il égaré ? C’est la première idée qui vient à l’esprit. Mais le ratissage méticuleux de la zone entrepris avec l’aide bénévole des habitants n’a donné aucun résultat. Certains ont évoqué la piste de la fugue. Mais le vénérable professeur a passé l’âge. Son profil ne correspond pas non plus à celui des victimes de tueurs en série. Par acquis de conscience, une recherche dans les fichiers de la police a quand même été lancée, qui confirme qu’aucun violeur et/ou exécuteur de vieux messieurs ne sévit dans le périmètre. Bref, le mystère demeure entier et, à moins que quelque découverte inattendue ne vienne relancer l’enquête, le dossier sera bientôt mis en sommeil, à défaut de pouvoir être définitivement bouclé. Le Quai d’Orsay s’est par ailleurs fendu d’un communiqué de condoléances adressé à la famille du professeur Yoon via l’ambassade de Corée du Sud.
Dujardin a ensuite consulté le rapport de police qui contient :
1) Un rappel de la carrière du professeur :
Le professeur Yoon Young-Jae est d’abord considéré comme un génie dans sa discipline (la génétique). Mais un jour, sans fournir d’explication, il interrompt brusquement ses travaux – il n’a plus rien publié depuis lors – et démissionne du poste de maître de recherche qu’il occupait à l’Université de Séoul. Cette décision déclenche une vive polémique au sein de la communauté scientifique et des rumeurs se mettent à circuler sur son compte : Yoon aurait été recruté par un consortium international (dont personne ne connaît le nom) et se livrerait, en un lieu gardé secret, à de terrifiantes expériences (on parle de clonage et de manipulations génétiques sur des cobayes animaux et humains). Affabulations ? Voire. Des soupçons demeurent mais aucune preuve n’est jamais venue étayer les accusations portées contre le sulfureux généticien. Et puis, quelques mois avant sa disparition, nouveau coup de théâtre : le professeur Yoon rompt avec son employeur et abandonne son mystérieux laboratoire pour venir se cloîtrer dans une modeste pension nichée entre deux collines du massif ardennais. Pourquoi ? La question demeure à ce jour sans réponse.
2) Le témoignage de la patronne de l’Auberge de L’Ami Raz-l’Bambou, où logeait le professeur Yoon Young-Jae :
« C’est un monsieur très discret. Il ne sort de sa chambre que pour sa promenade quotidienne et passe le plus clair de son temps enfermé avec ses ordinateurs – il en a toute une batterie. Il écoute beaucoup de musique, reçoit peu de visites. La dernière c’était il y a deux semaines, un monsieur avec un caducée sur son pare-brise. Ils sont restés un long moment enfermés dans la chambre du professeur, à discuter. Puis le monsieur est reparti. Un jour, Monsieur Yoon m’a raconté que L’île au trésor était son livre de chevet, raison pour laquelle il avait choisi mon auberge : à cause de son nom. Je n’ai pas compris ce qu’il voulait dire. Et puis y’a quelques jours – j’étais montée frapper à sa chambre pour l’avertir que le repas était servi –, il s’est excusé en disant qu’il avait un travail important à finir et m’a prié de lui apporter un bol de soupe ».
3) Les témoignages de plusieurs chasseurs qui participaient à la battue fatale :
Témoin 1 : « Je suis médecin et j’ai à deux reprises reçu monsieur Yoon en consultation. Il n’était pas très sportif mais n’avait pas de problème de santé, un peu de surpoids, peut-être. Oui, je participais à la battue et je me souviens que monsieur Yoon traînait la patte ».
Témoin 2 : « A un certain moment, je me rappelle avoir dépassé Monsieur Yoon qui s’était arrêté pour reprendre son souffle. Il m’a dit de ne pas m’inquiéter, que tout allait bien et de continuer sans lui ».
Témoin 3 : « C’est au moment de reprendre les voitures que nous avons constaté l’absence du professeur. J’ai proposé de l’attendre et je suis resté là jusqu’à la tombée de la nuit : il n’est jamais arrivé ».
Personne n’avait rien vu, rien entendu, l’enquête pédalait dans la choucroute : le journaliste de la feuille de choux locale avait raison – Dujardin s’en était fait la réflexion – et les choses en seraient restées là si, quelques mois plus tard, un autre fait divers – vite baptisé : « La tragédie de la secte végan » – n’était venu défrayer la chronique et permettre de dissiper, de façon oh combien inattendue, le mystère entourant la disparition du professeur Yoon.
… à suivre
[1] Deux biceps équivalent-ils à un quadriceps ? se demandait-il parfois, mais sans s’y attarder : les mathématiques appliquées n’étaient pas son fort.