La nuit est maintenant tombée sur Lablonde-les-Morts. Dans le port des voiliers dorment, sagement amarrés aux pontons flottants – plusieurs ronflent mais c’est presque inaudible sur la photo –, cependant qu’à quelques kilomètres de là dans leur tanière à flanc de falaise…
Il faut bouger, répète Gros Mérou.
Bouger, bouger, c’est facile à dire, mais bouger pour aller où ? J’ai pourtant ma petite idée.
– Le téléphone, dis-je…
– Quoi, le téléphone ? demande Gros Mérou.
– Celui que t’avais planqué dans la cantine au fond de la grotte…
– Et bien ?
– Il est opérationnel, là, tout de suite ?
– Il devrait l’être.
– Amène.
Le contenu de cette cantine métallique remisée au fond d’une grotte qu’ils avaient préalablement repérée, ça prouve une sacrée préméditation de la part des tourtereaux. Z’étaient parés à décamper, les bougres, à mettre les bouts, s’escamoter à la première alerte. Pourquoi ? Ne seraient-ils pas aussi innocents qu’ils le prétendent ? Hum… Mais le temps manque pour tirer ça au clair. L’urgence, pour l’instant, c’est de se tirer d’ici. De mes siècles dans la marine, j’ai fort heureusement conservé quelques amis fidèles à bord de vaisseaux fantômes et assimilés, des sur qui compter en cas de coup dur… reste à espérer que l’un d’eux croisera dans les parages.
– Tiens…
Gros Mérou me tend le bigophone, un modèle haut de gamme. Internet. Le signal est faible. Je m’approche de l’entrée de la grotte : ça va mieux. J’entre l’adresse du site Fleet Moon [1] sur lequel sont répertoriées en temps réel les coordonnées de milliers de navires. Espace personnel, nom d’utilisateur, mot de passe : voilà. Je lance une recherche localisée aux environs de Lablonde-les-Morts. Bingo ! Je viens d’identifier deux alliés potentiels.
L’un est un sous-marin qui navigue en immersion périscopique à moins d’un mile nautique de l’endroit où nous nous trouvons. Je tape mon SOS, j’envoie. La réponse arrive dans la minute qui suit : « De vilains méchants veulent du mal à mon Vieux Loulou de Mer ? Pas de panique, on va vous tirer de là. Les jumelles sont déjà en train de s’équiper, elles seront à votre porte dans moins d’une heure ».
– Nickel ! Et maintenant, voyons l’autre…
L’autre, c’est l’Eurêka qui, providentiellement, hante dans les environs. Nouvel SOS – notre exfiltration risque de ne pas être une opération de tout repos et le renfort d’un vaisseau fantôme peut s’avérer précieux. Jonas répond illico : « Tenez bon Cap’taine, on arrive ».
* * *
Pauv’ Jonas
Jonas est un bon petit gars. C’est lui qui m’a succédé sur la dunette de l’Eurêka. Au début, il ne voulait pas en entendre parler.
– L’International Ghost Shipping c’est magouilles et compagnie, râlait-il, tout c’qui veulent c’est rogner sur les salaires et s’débarrasser des comm’vous Cap’taine, des qui sont pas des béni-oui-oui. On va s’mettre en grève illimitée, y vont voir…
Vrai, sa réaction m’avait mis du baume au cœur – « Ils sentiront dans peu nom de Dieu, qu’la Commune n’est pas morte ! » –, mais je souffrais alors d’arthrite à ma jambe de bois et me disais qu’un peu de repos ne ferait pas de mal.
– Place aux jeunes ! avais-je argumenté, il en faut des comme toi, Jonas, avec du sang bien rouge jusque dans les veines…
Il avait fini par se laisser convaincre.
Sa carrière de marin, Jonas ne l’avait pas débuté sous les meilleurs auspices.
– Mousse à bord d’la Méduse pour mon premier embarquement, racontait-il à qui voulait l’entendre : avouez qu’c’est pas d’bol ! Avant l’naufrage, déjà, tout’les corvées merdiques, c’tait pour ma pomme. Et v’la qu’le pacha vient échouer sa frégate quasi neuve su’l’premier banc d’sable qui crois’not’route. On évacue. Mais les chaloupes, y’a pas l’compte, c’est complet en moins d’deux. Dégage moussaillon, qu’on m’dit. Et ça s’bagarre aussi pour grimper su’l’radeau – à croire qu’y voulaient tous être dans’l’tableau d’Géricault –, pas un qui voulait m’faire d’la place. Ah, j’te dis pas ! Après : la faim, la soif, le désespoir… j’vais pas t’faire un dessin.
Au bout de quelques jours, ses compagnons d’infortune commençaient à saliver en fixant sur le mousse des regards affamés. Mais le môme regimbait à se laisser manger.
– Surtout qu’les pailles étaient pipées.
Il se jeta à l’eau et se mit à nager, poursuivi par les malédictions des naufragés désappointés de voir leur casse-croûte prendre le large.
Il n’eut pas à nager longtemps avant qu’une baleine le gobe
– C’tait couru d’avance ! reconnaît-t-il, fataliste.
Mais comme toujours dans ces cas-là, le bonhomme avalé par mégarde se retrouve sain et sauf dans le ventre du cétacé.
– Sacré bestiau qu’c’était ce cétacé-ci ! se souvient Jonas.
Il passa les quelques années suivantes dans les entrailles de la grosse bleue, se nourrissant uniquement de plancton, mais finit par se lasser de la tambouille. Il trouva sans mal le chemin de la sortie :
– Je m’suis fait chier, résume-t-il.
Déféqué à quelques encablures d’une île, déserte n’eut été la présence du narrateur, Jonas prit pied sur le rivage alors que je m’apprêtais à me mettre à table.
L’équipage de l’Eurêka m’avait débarqué là à la suite d’une mutinerie, en s’excusant :
– On a rien contre vous, Capitaine, vous savez bien…
Le syndicat appelait à la mutinerie générale, je les avais toujours encouragés à prendre leur carte…
– Vous inquiétez pas pour moi les enfants, tout va bien se passer.
– On revient vous chercher dès que ça se termine, Capitaine, promis.
Il m’abandonnèrent sur un îlot paradisiaque – plage de sable blanc, cocotiers, lagon regorgeant de poissons et de langoustes – avec une solide réserve de rhum et quelques dames-jeannes de vin d’Arbois.
Jonas aborda l’île un samedi, je voulus le baptiser selon la tradition robinsonnienne, il m’arrêta net :
– Remball’ton blaze hebdomadaire, pépé, j’m’appelle Jonas mézigue, pas Sam’di.
– Ah…
Un peu déçu, je l’invitai quand même à partager mon repas.
J’avais, ce jour-là, tué et dépecé un cochon sauvage, creusé un trou dans le sol que j’avais rempli de braises jusqu’à mi-hauteur, posé dessus la viande emballée dans des feuilles de bananier avec des tronçons de plantains, de l’ail et des épices, recouvert le tout d’une nouvelle épaisseur de braises, colmaté mon four d’une ultime couche de terre et laissé mijoté plusieurs heures. La chair du porcelet était fondante à point, merveilleusement parfumée.
– Ça change du plancton, apprécia Jonas, conquis.
Après la sieste, nous fîmes plus ample connaissance et, dans la soirée, l’Eurêka vint jeter l’ancre devant l’île. Fidèle à sa promesse, il revenait me chercher. Nous appareillâmes le matin suivant, Jonas était à bord, il y resta.
* * *
Aïe ! V’la les flics…
– Ah ! Je pense qu’il est l’heure…
Pendant que je vous entretenais avec mes balivernes, Galina et Gros Mérou sont allés fouiller dans la cantine. Ils viennent d’en ramener un assortiment de combinaisons de plongée et du matériel d’escalade : corde, harnais, mousquetons, pitons, marteau. Le temps d’enfiler nos tenues de bal, planter les pitons, installer la corde de rappel et en route !
– Honneur à l’aîné, décrète Gros Mérou.
La descente n’est pas très difficile, je me réceptionne sur un rocher qui affleure au dessus des flots, renvoie le harnais. Galina me rejoint quelques instants plus tard. Au tour de Gros Mérou. En l’attendant, je scrute l’obscurité, finis par distinguer la forme sombre d’un canot pneumatique qui se dirige silencieusement vers nous. Gros Mérou vient d’enjamber le seuil de la caverne et d’entamer sa descente quand l’alerte un bruit de voix et de branches brisées au-dessus de lui. Aïe ! Des flics : la chasse à l’homme est lancée – par chance, ils ne peuvent pas le voir de là où ils sont. Mais voilà que, venant du ciel, un bruit de moteur enfle rapidement : Alouette, maudite Alouette ! Gros Mérou est suspendu à sa corde, une dizaine de mètres au-dessus du niveau de la mer, quand l’hélicoptère arrive à l’aplomb de notre rocher. Aïe ! Aïe ! Aïe ! Le faisceau du projecteur explore d’abord la falaise, s’arrête brièvement sur l’entrée de la caverne que nous venons d’abandonner, semble hésiter… repart balayer la mer. Ouf ! Mais ils ne vont pas tarder à repérer le canot. Hum ! Gros Mérou nous rejoint au moment où deux têtes encagoulées émergent de l’eau noire. Hurrah ! Les jumelles ont anticipé : dès qu’elles ont entendu l’hélico approcher, elles ont basculé par dessus bord l’équipement nécessaire à notre exfiltration, se sont mises à l’eau, invisibles dans leur costard de néoprène noir, et ont laissé dériver l’embarcation qu’un courant opportun entraîne vers le large. Ça y est ! Le projecteur se focalise sur le leurre – c’est un pneumatique de survie, recouvert d’une tente hémisphérique, de là-haut, on ne peut pas savoir qu’il n’y a plus personne à bord. Hé ! Hé ! Un mégaphone beugle inutilement :
– Police…
Une vedette garde-côte arrive en renfort, fonce plein gaz sur le dinghy. Nous nous harnachons prestissimo. Quatre blocs, nous sommes cinq… Pas grave : les jumelles m’empoignent chacune par un bras, je respirerai en utilisant le détendeur de secours de l’une et l’autre, alternativement. Les bouteilles sont équipées de recycleurs à circuit fermé – autonomie accrue, zéro bulle susceptible de nous dénoncer en éclatant à la surface. Nous nous laissons glisser à l’eau. Un gendarme a sauté de la vedette dans le canot :
– Y’a personne !
Hélicoptère et gardes-côtes se remettent en chasse, leurs projecteurs fouillent la surface de la mer. Mais ils ne peuvent plus nous voir.
Le sous-marin attend un peu plus loin, posé par quarante mètres de fond. Il faudra pourtant qu’il fasse surface pour nous permettre de monter à bord. Moment critique. Je croise les doigts pour que l’Eurêka ne nous fasse pas faux-bond.
– Bah ! Jonas est une homme de parole.
Et, à défaut de pouvoir assister au spectacle, j’imagine : le vaisseau fantôme fera une première apparition et tirera une bordée – inoffensive mon cher Watson, mais bruyante et spectaculaire, c’est le but. Le temps d’attirer sur elle l’attention des chasseurs et – pffft ! – la goélette s’évaporera. Pour réapparaître un instant plus tard, là où on ne l’attend pas, péter encore un coup de ses antiques caronades et de nouveau s’évanouir en fumée. Un coup sur le travers bâbord, un coup sur le travers tribord, puis encore sur tribord – Ha ! Ha ! On vous a bien eus ! –, et ainsi de suite jusqu’à les faire tourner chèvre, jusqu’à les entraîner subrepticement loin de l’endroit où, maintenant, la forme sombre d’une tourelle émerge des flots. Merci Jonas ! Nous escaladons à la queue-leu-leu l’échelle qui mène à la baignoire, nous engouffrons par la trappe béante dans les entrailles du submersible. Le lourd couvercle se referme hermétiquement derrière nous.
– Paré à plonger… Immersion 30 mètres.
L’eau s’engouffre dans les ballasts, Pilou se retourne vers nous :
– Bienvenue à bord du Lupanar mes petits chéris.
… à suivre
[1] Fleet Moon : je donne l’adresse du site afin que les lecteurs puissent vérifier par eux-mêmes que je n’invente rien et me contente de rapporter des faits.