Galina nous avait avertis : « c’est une longue histoire ». Et nous voilà partis vers d’autres latitudes, embarqués dans un récit qui se décline en plusieurs langues. Profitant de ce que la narratrice vient de marquer une pause pour aller se soulager à l’entrée de la caverne qui nous sert provisoirement de planque, je vais tenter de résumer ses propos.
Galina naquit dans la datcha qu’Igor Kovalev, son père, avait héritée de ses parents dans les environs de Kiev. Doté d’un exceptionnel organe de basse noble, le jeune Igor avait intégré les Chœurs de l’Armée Rouge dès sa sortie du conservatoire. De passage à Paris, à l’occasion d’une tournée internationale, il fit la connaissance de celle qui allait devenir son épouse. Elle se prénommait Germaine. Jeune provinciale fraîchement débarquée dans la capitale, elle fût séduite par la voix sombre et profonde de cet étranger, déjà passablement ivre au moment de leur rencontre dans une brasserie proche de la Gare du Nord, qui lui tenait de longs discours dans une langue incompréhensible.
– J’entrave que dalle à c’que tu causes mon gars, finit-elle par lui avouer.
A quoi le jeune soviétique rétorqua :
– Знаешь, у тебя красивые глаза [1].
Avant d’entonner « Les bateliers de la Volga », puis d’enchaîner sur « Plaine oh ma plaine », « Le drapeau sacré de Lénine » et divers succès de son répertoire. Il conclut sa prestation grimpé sur le comptoir de l’établissement, les clients déchaînés tapant à tout rompre dans leurs mains et reprenant en chœur le refrain de Kalinka. On lui fit une ovation et ses admirateurs, dans un débordement d’enthousiasme, entreprirent de briser toute la vaisselle qui leur tombait sous la main. La soirée menaçait de dégénérer et Germaine, profitant de la confusion, entraîna son cosaque jusque dans sa chambrette, Domino-minnette, Dooooomino. Au petit déjeuner, le lendemain matin, elle lui réchauffa un reste de poularde à la bressane qui enchanta les papilles de son amant d’un soir au point qu’il résolut de la demander en mariage. De leur union naquit Galina.
Petite, Galina était déjà grande. En grandissant elle devint immense, jusqu’à frôler les deux mètres une fois qu’elle eût atteint sa taille adulte. Ces mensurations exceptionnelles lui assurèrent, dès le collège, une place de pivot dans l’équipe de basket de son établissement, sans pour autant la détourner de ses devoirs scolaires : très bien notée, toujours parmi les premiers de sa classe, elle décrocha haut-la-main son diplôme de fin d’études puis entra à la faculté de médecine de Kiev. Entre temps, le divorce entre l’Ukraine et la Fédération de Russie avait été consommé et son père banni des Chœurs de l’Armée Rouge. Il fut contraint d’accepter un boulot dans un cabaret de Kiev, où il interprétait un répertoire de chansons paillardes accompagné, selon les soirs, par un piano bastringue ou un accordéon. Le budget des Kovalev pâtit de ce recyclage forcé.
Galina, de son côté, pressentie pour une place dans l’équipe nationale de basket, conciliait sans trop de peine l’entraînement et les cours à l’école des carabins. Elle entretenait en outre une liaison vaguement scandaleuse avec un truand notoire. Celui-ci était haut comme trois pommes mais, affirmait la rumeur, superbement membré – dans le milieu, on le surnommait « Le Bouc ». Il trempait dans un large éventail d’activités illicites, notamment le commerce de substances prohibées : coke, héroïne, méthamphétamine… ainsi que certains produits dopants en vogue chez les sportifs de haut niveau. Les choses se gâtèrent quand des photos de la géante et du nabot firent les couvertures de la presse people. Son entraîneur exigea de Galina qu’elle mit un terme à sa relation avec le mafioso. Elle refusa et fut exclue de la sélection ukrainienne. Trois jours plus tard – un malheur n’arrive jamais seul –, Le Bouc tomba, lors d’une opération mal ficelée, criblé de balles par les policiers qui auraient dû le prendre vivant. Championne en disgrâce, favorite malheureuse, Galina pleura un peu, pas trop, et se dédia corps et âme à ses études de médecine. Elle fût consacrée disciple d’Hippocrate avec les félicitations du jury. On l’encouragea à poursuivre une spécialisation. Mais les études coûtaient cher et le pécule des Kovalev n’y suffirait pas. Un dimanche, ils en discutèrent en famille.
– Aïe, aïe, aïe ! Ma Galinoutchka…, déplora son père sur trois octaves – Igor ne pouvait s’en empêcher et la moindre conversation donnait prétexte à vocalises.
Bondage téléphona le lundi.
– Mademoiselle Kovalev ?
L’homme parlait russe avec un fort accent texan. Il lui expliqua qu’il était mandaté par l’ambassade des États-Unis pour dénicher des candidats susceptibles de se voir attribuer l’une des rares bourses d’études réservées à des sujets d’élite. Le dossier de Galina avait retenu son attention.
– Que diriez-vous d’une spécialisation à l’Université de Harvard, tous frais payés ?
– …
Galina n’en croyait pas ses oreilles.
– Accepteriez-vous de me rencontrer pour discuter un peu plus longuement de ma proposition ?
– Ou…i, oui, bien sûr, quand vous voulez.
– Demain vous convient-il ?
Il lui donna rendez-vous dans un parc, lieu de promenade très fréquenté le dimanche, nettement moins en semaine. Bien qu’un peu étonnée, Galina ne discuta pas. Elle arriva quelques minutes en avance au lieu de rendez-vous – une passerelle qui enjambait un lac artificiel. Un officier de l’armée ukrainienne portant une sacoche de cuir était le seul passant en vue. Elle ne lui jeta qu’un coup d’œil distrait, mais sursauta quand le militaire se matérialisa à côté d’elle, et faillit se débattre quand il posa une main sur son bras.
– Mademoiselle Kovalev ?
Le même accent texan qu’au téléphone. Mais que signifiait cet uniforme ?
– Un simple déguisement, assura l’homme, ma fonction a pour corollaire une absolue discrétion et je m’efforce de me fondre dans le décor.
Galina n’était qu’à moitié rassurée, mais elle se laissa entraîner jusqu’à un salon de thé. Ils s’assirent à une table un peu à l’écart des autres consommateurs. L’attaché d’ambassade renouvela son offre : Harvard, une chambre en cité universitaire et un perdiem, modeste mais suffisant pour subvenir à ses besoins. C’était inespéré et malgré toutes les questions qui lui traversaient l’esprit, Galina pouvait-elle faire la fine bouche ? Bondage lui accordait quarante-huit heures de réflexion. Elle lui demanda comment elle pouvait le joindre.
– C’est moi qui vous contacterai.
Une fois qu’il fût parti, Galina prit conscience qu’elle ne connaissait même pas son nom. C’est alors qu’elle lui accola le sobriquet de « Bondage » : il était « attaché » d’ambassade, non ?
Elle ne le revit qu’une seule fois avant son départ pour Boston : le jour où il lui remit son billet d’avion. Il portait ce jour-là une barbe postiche, la longue soutane noire et le couvre-chef cylindrique des moines orthodoxes.
Les années passèrent sans fournir à Galina la moindre raison de regretter son choix. Mais un jour, elle reçut des nouvelles inquiétantes concernant la santé de son père : une inflammation mal soignée des cordes vocales suivie de complications menaçait de le rendre définitivement aphone s’il ne se soumettait pas d’urgence à une délicate – et onéreuse – intervention chirurgicale. Comme par hasard, le lendemain Bondage refit surface.
L’été approchait, il lui avait fixé rendez-vous dans un Starbucks. Il arriva vêtu d’une chemise hawaïenne et d’un bermuda assorti, arborant une casquette à l’effigie des Red Sox et des lunettes de soleil à grosse monture vert fluo qui lui mangeaient la moitié du visage. Galina n’eut rien à expliquer : il savait déjà tout. Et disposait de la solution : voyage, séjour, opération d’Igor par une sommité mondialement connue dans sa clinique privée… tout, il prenait tout en charge. Mais l’offre était cette fois assortie de conditions. Comme un magicien de son chapeau, Bondage fit surgir de sa serviette un document de plusieurs pages agrafées format A4 qu’il posa sous le nez de Galina.
– Lisez, signez.
Aux termes du contrat, elle s’engageait à mettre ses compétences médicales à la disposition d’une société à l’intitulé plutôt mystérieux et serait affectée à un laboratoire situé en un point du globe dont les coordonnées étaient gardées secrètes. Elle ne devrait jamais, sous aucun prétexte et même dans le cadre d’une conversation privée, révéler la nature des activités et expériences auxquelles elle serait amenée à collaborer. Délai de réflexion : zéro.
– C’est maintenant ou jamais.
Bondage lui tendait un stylo, elle signa.
La semaine suivante, une voiture banalisée cueillit Galina sur le perron de sa résidence universitaire. Elle ne put tirer un mot du chauffeur durant tout le trajet et il la déposa sur le tarmac de ce qui ressemblait fort à une base militaire. Un jet dépourvu de la moindre immatriculation l’attendait. Le vol dura une bonne vingtaine d’heures. En émergeant de la carlingue, Galina inspira une bouffée d’air chaud et humide aux effluves iodés. Il faisait nuit, on avait certainement changé plusieurs fois de fuseau horaire. La dernière étape du voyage s’effectua à bord d’un puissant canot à moteur qui la débarqua sur le ponton de l’Île.
L’Île n’avait pas de nom, n’était mentionnée sur aucune carte marine. Au pif, Galina la localisa quelque part en Mer de Chine Méridionale ou dans le Golfe de Thaïlande. La base où elle allait séjourner était entourée par une jungle impénétrable et n’était reliée au monde extérieur que par la mer. Elle hébergeait des chercheurs de disciplines diverses, mais les services étaient hermétiquement cloisonnés. Rares étaient les personnes autorisées à franchir les séries de portes, séparées par des sas et équipées de serrures biométriques à reconnaissance faciale, qui permettaient de passer d’un bâtiment à l’autre. Et Galina n’avait aucun contact avec ses collègues des autres départements. Mais la cuisine était bonne, on n’était pas réveillé le matin par le vacarme des voitures filant sur la rocade et les toilettes des femmes, séparées de celles des hommes, étaient toujours nickel.
– Alors ma fille, philosopha Galina, détends-toi et profite !
* * *
– Aïe ! Putain de bordel !
La voilà justement qui revient, Galina, pestant comme un charretier avec son inimitable accent slave contre cette maudite caverne au plafond de laquelle elle ne cesse de se cogner la tête :
– Z’auraient pas pu prévoir un truc pour grands formats, merde !
Elle se plie en quatre pour reprendre sa place entre Gros Mérou et moi.
– C’est vrai quoi, y’en a que pour les nains ! Pfff…
Un silence. Puis je lui fais remarquer que la saga qu’elle nous a contée tout à l’heure est certes instructive et foisonnante d’anecdotes savoureuses, mais qu’elle n’éclaire en rien ma lanterne sur les stupéfiantes compétences en arts martiaux dont son chéri m’a donné un aperçu dans le bureau du commissaire.
– J’allais y venir…
Mais Gros Mérou ne tient plus en place. Il est en train de penser que l’heure tourne, que la police a déjà dû retrouver la Berlingo abandonnée sur le parking du supermarché, qu’elle ne tardera pas à apprendre – si ce n’est déjà fait – qu’une autre bagnole a été piquée sur le même parking du même supermarché, qu’elle croisera ces informations, qu’elle en tirera les conclusions qui s’imposent… et qu’il ne faut donc pas s’éterniser ici.
Comme pour lui donner raison, un bourdonnement d’insecte enfle rapidement jusqu’à devenir le vrombissement caractéristique d’un hélicoptère. Échange de regards inquiets. Gros Mérou se glisse jusqu’à l’entrée de notre tanière, lance un coup d’œil prudent par l’ouverture. L’Alouette passe en vrombissant à l’aplomb de notre refuge puis s’éloigne, nous accordant un sursis. Ouf ! Gentille alouette…
– Il faut bouger, dit Gros Mérou.
… à suivre
[1] T’as de beaux yeux, tu sais.