Le Lupanar repose sur ses pattes articulées par une quarantaine de mètres de fond (invisible, donc, sur la photo), les stagiaires ont cessé de pédaler et prennent leur pause repas tandis que les poissons, tout ouïe, se bousculent au hublot pour écouter le récit de Gros Mérou, qu’ils considèrent un peu comme un des leurs – « il est trop ! » soupire la bouche en cœur une girelle bien roulée, « plus fort que Mortal Kombat », déclare silencieusement un sar qui en oublie la partie entamée sur son smartphone…
Au début, c’était un passe-temps, prélude Gros Mérou…
A l’époque où il partageait la vie de Bada, la plongeuse nonagénaire de Jeju (Corée du Sud), Gros Mérou passait de longues heures dans l’océan, évoluant en pleine eau entre squales et sirènes, explorant les tombants, les grottes, les herbiers marins, les bancs de sable, les colonies de coraux et les épaves du littoral de l’île située au point de rencontre de trois mers – Jaune, de Chine Orientale et du Japon. Il apprit le langage des poissons – une sorte de morse qui consiste à ouvrir et fermer la bouche (ouverture longue = trait, ouverture brève = point) sans émettre le moindre son –, langage qu’il maîtrisa rapidement jusqu’à le parler presque sans accent. Il profita des enseignements d’un poulpe érudit qui philosophait sur le sens de la vie et l’amplitude des marées, prit plaisir à caresser les oursins dans le sens du poil et l’habitude d’aller serrer la pince d’un homard bougon, pestant contre ses antennes archaïques sur lesquelles il ne pouvait même pas recevoir les chaînes câblées et qu’il rêvait de remplacer par des paraboles modernes. De retour au-dessus du niveau de la mer, Gros Mérou remplissait sans faillir ses devoirs conjugaux…
– Bada boum-boum cinq à six fois par jour, dit-il modestement, rarement plus.
Ces activités ne suffisant toutefois pas à remplir son emploi du temps, pour combler les heures creuses, il se tourna vers des tutoriels gratuits disponibles sur la toile.
– T’y trouves de tout, sans blague ! Tu tapes, par exemple, « autodéfense » et v’la une tripotée de pages qui s’affiche pour t’apprendre à te dégager d’une saisie au poignet ou d’une prise au cou, désarmer un agresseur, esquiver une attaque au couteau, réagir en milieu confiné… Je répétais les gestes jusqu’à ce qu’ils deviennent des automatismes, puis demandais à Bada de jouer l’agresseur, et j’te jure qu’elle n’y allait pas de main morte, ma dulcinée.
Combattant intégral
A ce régime, les programmes pour débutants devinrent vite trop faciles et, pour un prix modique, Gros Mérou s’abonna à un cours exhaustif : « La formation du combattant intégral en 180 vidéos téléchargeables ». Ça allait de la Guerre du Feu à la Tempête du désert, de Sun Tzu à Clausewitz, du cheval de Troie au bombardier furtif, de la Guerre de Cent Ans aux guerres des nerfs, des sexes, froide, en dentelles ou totale, de Conan le Barbare à James Bond, des enseignements des moines Shaolin aux techniques les plus vicieuses du close-combat, du maniement de la massue au sabre laser, du chargement d’un pistolet à eau au démontage-remontage les yeux bandés d’une Mini-Uzi 9mm. Un chapitre entier était dédié à l’analyse de séquences clés pointant les forces et les faiblesses de l’agent 007. L’instructeur faisait par exemple un arrêt sur image : « Regardez là : Bond se laisse distraire par le décolleté de sa partenaire, on peut le comprendre et c’est infinitésimal mais, face à des adversaires surentraînés, ce genre de défaillance microscopique se révèle fatal. Ici, 007 en néglige de surveiller ses arrières et un bras, surgi de derrière le rideau de douche, lui assène un coup de matraque radical ». Le cas Jason Bourne était aussi minutieusement décortiqué. On en tirait des leçons sur les façons de rompre une filature, déjouer les pièges de la géolocalisation ou contrôler les montées d’adrénaline, réminiscences d’évènements traumatiques surgis du passé et autres flashs mémoriels…
– Qui peuvent s’avérer gênants s’ils viennent perturber tes réflexes alors que, en équilibre précaire sur la flèche d’une grue, tu affrontes à mains nues un régiment de Ninjas armés de sabres aussi tranchants que des lames de rasoir, tandis qu’une mitrailleuse actionnée depuis le cockpit d’un hélicoptère s’obstine à vouloir te transformer en passoire, et qu’en bas un costaud patibulaire aux biceps saillants noircis de suif et de sueur épaule un lance-roquettes avec l’intention manifeste de te prendre pour cible.
Consciencieusement, chapitre après chapitre, Gros Mérou assimila tout le corpus.
– Mais avec ça t’en oublies de regarder l’heure, les pages du calendrier se mettent à tourner comme les pales d’un anémomètre par vent de Force 8, et tu te retrouves à fêter tes vingt ans sans avoir rien vu venir, en même temps que ta copine vire centenaire…
Ils célébrèrent ensemble les deux évènements. Gros Mérou offrit à Bada les palmes carbone dont elle rêvait depuis longtemps et un flacon de « Varech », son parfum favori. Dans le paquet soigneusement emballé de papier cadeau rouge imprimé d’étoiles de mer et d’hippocampes, Gros Mérou trouva King Kong. C’était un hologramme destiné à jouer le rôle de sparring-partner. Avant le début du combat, on programmait le niveau de difficulté, de un à dix.
– Il cognait sec, le bougre. Ah ! Il m’en a foutu des trempes, j’te dis pas !
Mais au bout d’un an, Gros Mérou remportait tous ses duels contre un King Kong au maximum de ses possibilités. Toujours à l’aide de tutoriels et d’applications téléchargées sur son portable, il s’entraîna alors à tirer plus vite que son ombre…
– Même la nuit, ce qui est particulièrement difficile car on ne dispose d’aucun point de repère.
… et loger tout un chargeur dans le mille d’une cible mouvante située à cent mètres et dissimulée derrière un rideau de fumée opaque.
– Pas si difficile que ça en a l’air, si tu te concentres bien.
Gros Mérou s’initia ensuite à la fabrication de faux papiers, aux techniques d’écoutes téléphoniques, au forçage de serrures et de coffres-forts, il apprit à se libérer de menottes, chaînes, cordes, câbles et autres liens ou baillons en ruban adhésif, il s’intéressa au piratage informatique, s’enfonça dans les entrailles du Dark Web et, sur un simulateur d’environnement, s’exerça au pilotage de cuirassé, de machine à café, de char d’assaut, d’ascenseur, de drone, de presse-purée et d’avion furtif.
Créatif lui-même, il inventa un fil à couper le beurre confectionné avec une corde à piano…
– Très pratique pour étrangler proprement l’olibrius qui vient te chercher noise dans la cuisine alors que t’as un truc sur le feu.
… et développa le potentiel offensif de la paille.
– Celle qui t’es gracieusement offerte quand tu commandes une menthe à l’eau.
Inépuisable sur le sujet, Gros Mérou développe :
– Le principe, c’est d’utiliser ta paille comme sarbacane pour tirer de minuscules projectiles, pas plus gros que des têtes d’épingle et préalablement trempés dans un poison aux effets foudroyants. Rien qui mérite d’en faire tout un plat, diras-tu, sauf que tu négliges la véritable révolution technologique que représente le passage de l’antique paille droite à la paille articulée du XXIème siècle. Alors que la paille commune t’oblige à faire face à ta cible, la paille articulée, dont les deux segments de longueurs inégales sont reliés par une sorte de soufflet situé au quart supérieur de l’instrument, t’ouvre des horizons nouveaux, dès lors que tu l’associes à une paire de lunettes de soleil aux verres miroir négligemment posée sur ta table et judicieusement orientée de manière à ce que ta cible s’y reflète. Viser par le truchement d’un reflet sur un miroir légèrement convexe demande un certain entraînement mais, une fois le savoir-faire acquis, il ne te reste qu’à attendre le moment opportun et, tout en continuant à regarder droit devant toi, orienter la paille vers ta cible, souffler d’un coup sec puis replonger ton arme dans la menthe à l’eau, ni vu ni connu.
L’auditoire applaudit. Le conteur sourit modestement mais, au lieu de poursuivre son récit, laisse le silence s’installer et son regard errer dans le vide. Nous sommes tous suspendus à ses lèvres…
– Et puis un jour Bada est morte.
Gros Mérou essuie une larme.
A peine centenaire…
Il ne crut jamais à une mort accidentelle.
– A cent-deux ans, t’es peut-être plus dans ta prime jeunesse mais c’est encore la fleur de l’âge, elle pétait le feu que j’en avais parfois du mal à suivre, pour en venir à bout l’aurait fallu l’achever à coups de gros calibre, alors tu parles qu’une piquouse d’oursin…
Ce jour-là, Gros Mérou était resté à terre et disputait quelques rounds d’entraînement avec King Kong quand il reçut le coup de téléphone l’informant que Bada avait été victime d’un malaise. Il courut jusqu’au quai. Les deux plongeuses qui accompagnaient la centenaire racontaient qu’elles avaient été étonnées de voir un oursin se mouvoir avec une vélocité inédite. Bada avait tendu la main pour s’en saisir et été secouée d’un spasme violent. Ses compagnes l’avaient remontée inerte à la surface et leurs tentatives pour la ranimer s’étaient avérées vaines.
L’inspecteur du district débarqua sur les lieux avec une célérité qui ne lui était pas coutumière. Ce flic était une crapule assermentée. On le surnommait Sibal, contraction de sibalrama : fils de pute. Ses accointances avec la jopok, la mafia coréenne, étaient connues mais ses supérieurs faisaient la sourde oreille, regardaient ailleurs et parlaient d’autre chose. Il arriva sur le quai où l’on avait étendu le cadavre de la plongeuse accompagné d’un médecin légiste, interrogea pour la forme les deux témoins, mais c’est à peine s’il prit quelques notes et ne releva pas la présence du hérisson de mer suspect. Il laissa le carabin procéder sur place à un examen bâclé de la victime : constatant les piqûres au bout des doigts, celui-ci diagnostiqua une réaction allergique aiguë ayant entraîné la mort et signa le permis d’inhumer. Circulez, y’a rien à voir !
Le premier jour des funérailles, la dépouille de Bada fut exposée dans la chambre de sa petite maison ouverte sur la « grande mer ». Accroché au-dessus du lit, un agrandissement en noir et blanc montrait la centenaire en combinaison de plongée, masque relevé sur le front et visage fendu d’un large sourire édenté. Parents et voisins défilaient devant le catafalque improvisé, se pliaient en deux profondes révérences, puis passaient dans la pièce voisine pour bâfrer et picoler sec – y’avait rien de mieux à faire. L’inspecteur Sibal vint aussi présenter ses condoléances.
– Ce n’est pas une mort naturelle, l’apostropha publiquement le veuf.
Prit de court, le flic sursauta, bafouilla puis se reprit, assurant qu’il n’y avait pas le moindre doute quant aux causes du décès.
Un soir, peu après l’incinération, Gros Mérou fut attaqué par une demi-douzaine de voyous. Les malfrats ne comprirent pas ce qui leur arrivait et l’agressé poursuivit tranquillement sa route mais, additionnant la réaction de l’inspecteur lors des condoléances et l’agression dont il venait d’être la cible, Gros Mérou en conclut que Sibal savait. Savait quoi ? Il n’en savait rien mais quelque chose, pas de doute, il savait.
Quelques mois plus tôt, des rumeurs avaient circulé concernant un centre d’expérimentation ultra secret – on parlait de manipulations génétiques à visées militaires – dans l’enceinte de la base américaine en construction. Sitôt qu’il en avait été question, les habitants s’étaient opposés à la présence de troupes US dans l’île de Jeju. L’interdiction d’accès au site et l’épaisse chape de secret le recouvrant ne contribuaient pas à les rassurer. Alors que la construction des installations était déjà bien avancée, un contingent – de scientifiques, affirmait-on – fut héliporté sur la base. Les nouveaux arrivants vivaient reclus, sans aucun contact avec l’extérieur. Des écologistes qui tentèrent d’investir le site furent sérieusement passés à tabac – des gros bras de la pègre locale se chargeant d’administrer la correction dissuasive, tandis que les vigiles de la société de gardiennage regardaient sans intervenir. Six mois plus tard, on apprit que le centre avait été fermé et ses occupants discrètement évacués, encore une fois sans la moindre explication. Et de nouveau les bruits les plus fous coururent concernant la cause de ce départ précipité : on racontait qu’un ou plusieurs spécimens d’oursins « tueurs » génétiquement modifiés auraient été, par erreur, relâchés en milieu ouvert, avec des conséquences imprévisibles… Ce n’était peut-être qu’exagérations et ragots sans fondements, mais il était difficile de ne pas faire le rapprochement avec la mort de Bada.
Le tout pour le tout
Deux semaines après que les cendres de la plongeuse eussent été dispersées dans la mer, Gros Mérou se rendit au domicile de l’inspecteur.
– Si vous parlez du tigre il va venir, ricana celui-ci en découvrant le veuf à sa porte.
Sibal était en compagnie d’un individu aux allures de Parrain – costard chicos, cigare, lunettes noires – qui prit aussitôt congé et s’en fut encadré de ses deux gorilles. Gros Mérou se déchaussa, se fendit d’une courbette respectueuse et tendit à deux mains la bouteille de soju, l’alcool de riz qu’il avait apporté pour l’inspecteur. L’autre voulut y goûter tout de suite et ils commencèrent à boire avant que Gros Mérou ait pu aborder le motif de sa visite. Décidé à gagner les bonnes grâces de l’inspecteur, il remplissait son verre au fur et à mesure que le ripoux le vidait cul-sec. Le flacon terminé, Sibal voulut sortir, manger, continuer à boire et chanter dans un karaoké.
– Par compassion, dit-il, pour t’aider à noyer ton chagrin, t’arracher aux idées noires qui égarent ton imagination.
Entrant dans son jeu, Gros Mérou s’excusa pour ses soupçons absurdes.
– Bah ! la douleur… n’en parlons plus, pardonna le ripoux, grand seigneur.
Plus tard, entre deux titres de karaoké, Gros Mérou expliqua qu’avec le décès de Bada il devait songer à sa reconversion et avait pensé que peut-être…
– Vous êtes un homme influent, inspecteur, vous connaissez des gens, des gens importants qui n’hésitent pas à se déplacer eux-mêmes pour vous rendre visite…
Sibal n’aimait guère que ses relations avec la pègre fussent évoquées, même à mots couverts, mais il était flatté qu’on s’incline devant son pouvoir. Il haussa finalement les épaules et mordit à l’hameçon.
– Je vais voir ce que je peux faire…
Gros Mérou prit congé avec de nouvelles courbettes.
L’inspecteur appela quelques jours plus tard. Ils convinrent d’un rendez-vous à une heure avancée de la nuit, dans un sauna.
– Munissez-vous d’un sac de voyage et de quelques affaires de rechange, dit l’inspecteur.
Gros Mérou laissa son bagage au vestiaire, certain qu’il serait fouillé, et se présenta devant Sibal nu comme un ver – le ripoux méfiant s’assurerait ainsi que son interlocuteur n’était pas armé.
En sortant de l’établissement, ils allèrent jusqu’à la voiture du flic, garée un peu plus loin sur un terrain vague. Là, Sibal expliqua à son nouveau protégé qu’il était contraint de suivre la procédure habituelle…
– Simple précaution.
… mais qu’il n’avait aucune raison de s’inquiéter et se réveillerait en pleine forme.
– T’aurais fait quoi, à ma place ? Ce type était une crapule doublée d’un lâche, il aurait suffit que je lui pince un peu fort l’oreille ou que je lui retourne délicatement l’annulaire pour qu’il se mette à table et crache tout ce qu’il savait. Mais que savait-il ? Sans doute pas grand chose, et certainement pas ce qui m’intéressait. C’était un sous-fifre, à peine plus qu’un dealer de quartier, et j’avais besoin de remonter jusqu’au sommet de la pyramide.
Gros Mérou eut un instant d’hésitation quand le flic sortit une seringue remplie d’un liquide jaunâtre… mais il devait courir le risque s’il voulait suivre la piste jusqu’au bout.
Il reprit conscience allongé sur une civière, la pièce ressemblait à un bloc opératoire, penchée au dessus de lui, à contre-jour d’un éclairage très blanc, une géante répétait :
– Monsieur, monsieur, réveillez-vous…
… en lui administrant des claques sonores.
… à suivre